Montoire, brouillard diplomatique
Par Daniel Laurent

Philippe Pétain

 

 

 

En juin 1940, Hitler a écrasé la France et est proche du triomphe total. Il ne lui reste plus qu’à signer la paix avec le Royaume-Uni et il pourra se retourner tranquillement vers son objectif essentiel : L’Est, le Lebensraum.
Churchill clame qu’il continuera la guerre, mais sa position est fragile et Hitler le sait. Les pacifistes, les partisans  
de « l'appeasement » comme Halifax, sont puissants et tentent de contrecarrer Churchill.
Nombreux sont ceux qui pensent qu’en 1939 Hitler s’est résigné à une lutte à mort contre la Grande-Bretagne, coupable d’avoir dérangé ses plans polonais par sa déclaration de guerre du 3 septembre. Mais toute la campagne à l’ouest contredit ce point de vue. Durant la " drôle de guerre ", tandis que les ennemis s’évitent, les recherches de paix vont bon train. Puis Hitler lance une offensive soigneusement proportionnée pour détruire le fer de lance de l’armée française et dissuader les Britanniques. Elle marque un temps d’arrêt devant Dunkerque pour laisser aux adversaires la possibilité de se résigner à la paix, fait avéré mais qui génère toujours des vives polémiques de nos jours. Comme cela ne fonctionne pas, l’arrivée inattendue de Churchill au poste de Premier Ministre mettant du plomb dans l’aile des « appeasers », il serre donc un peu plus la vis et occupe la France, en partie, tout en ne faisant que peu de mal à l’Angleterre, sinon économiquement, en fermant l’Europe à son commerce.

Toute la stratégie nazie entre juin 1940 et juin 1941, soit le début de Barbarossa, aura deux axes essentiels :
- Tenter de déstabiliser Churchill en faisant craindre le pire aux Britanniques et les amener à signer une paix de
« compromis ». - Cacher au monde entier que, en fait, il se prépare à agresser l’URSS.
L’Afrique jouera un rôle important dans ses manipulations. En faisant résonner quelques bruits de bottes vers le sud, Hitler fait craindre le pire à la Grande-Bretagne pour son Empire africain.
Au passage, cela peut aussi inciter les USA à temporiser, car la perte de la route méditerranéenne serait une catastrophe pour leur commerce extérieur.

C’est donc les grandes manœuvres, mais, en fait de troupes, Hitler paye de sa personne.
Suite à son voyage à Hendaye, ou il rencontre Franco le 23 octobre 1940, tout le monde s’attends à ce que le Reich s’engage en Afrique en commençant par Gibraltar que le Caudillo souhaite récupérer.
Il avait la veille rencontré Laval à Montoire puis le 24 y rencontre Pétain. Même craintes : Cette « Collaboration » annoncée par la presse, que va-t-elle donner en Afrique ? Vichy va-t-il obtenir d’Hitler l’aide nécessaire à la récupération de l’AEF, passée peu avant à la France Libre ? Le régime de Vichy sort à peine de Mers El Kebir et de Dakar, son bellicisme anti-anglais semble évident.

Puis le 28 octobre à Florence, c’est le tour de Mussolini dont les ambitions africaines sont connues.
Toutes ces rencontres sont longuement commentées dans les medias allemands. A Londres, c’est l’inquiétude. Il en est de même a Washington, les manipulations hitlériennes représentant une intervention redoutable dans la campagne américaine : Hitler tient l'Europe, Roosevelt soutient un « loser », à savoir Churchill, donc il espère que ses interventions vont pousser les Américains à voter Willkie, plus isolationniste que Roosevelt.!
A Moscou, Staline est très intéressé : Plus Hitler s’enfonce sur le front Ouest, moins il lorgnera de son coté.
Mais tout ceci n’est qu’une partie du rideau de fumée que le Führer tend devant le monde.
Car contrairement à ce que certains ont bien voulu tenter de nous faire croire, lors de ces rencontres, ce sont Franco, Pétain et Mussolini qui proposent à Hitler l’aventure africaine, et non l’inverse.

Les avocats passés ou contemporains du Maréchal ont toujours prétendus que Pétain avait courageusement refusé les offres d’entrée en guerre que Hitler lui aurait fait et développé une « diplomatie secrète » en faveur des anglo-saxons.
C'est en fait exactement le contraire qui c'est passé :
Cette entrevue fut soigneusement préparée par Vichy qui a fait preuve juste avant de "bonne volonté" en s’alignant sur des positions de nature, selon eux, à séduire Hitler : Publication du Statut des Juifs, lancement d'une "Révolution Nationale" que l’on peut qualifier de néo-fasciste, création de la Légion des combattants.

Et, à Montoire, c'est Pétain qui, comme Laval 48 heures avant, propose au Führer une discrète entrée en guerre de la France contre les Anglais via la reconquête militaire des colonies AEF récemment passées à la France Libre, reconquête qui ne manqueras pas de faire s'affronter la Flotte et la Royal Navy.

La preuve figure dans les archives allemandes saisies par les Américains en 1945 : Le compte rendu de l'entretien figure en effet dans les archives secrètes de la Wilhelmstrasse, le Ministère des Affaires Etrangères du Reich. Un extrait :
M. Laval l'avait informé sur la conversation qu'il avait eue l'avant-veille avec le Führer. Il en avait conclu que le thème principal de l'entretien avait été la question de la collaboration entre les deux pays. Il regrettait qu'une telle collaboration n'ait pas été déjà mise en place dans les années précédant la présente guerre. Mais il était peut-être encore possible de rattraper le temps perdu. Les Anglais offraient pour cela la meilleure des occasions. Pour des alliés de la France, ils s'étaient depuis l'armistice particulièrement mal conduits envers elle. La France n'oublierait pas les événements d'Oran et l'agression de Dakar. Cette dernière action avait été menée, à l'instigation de l'Angleterre, par un mauvais Français, un général français qui avait renié sa patrie. La France actuelle ne tolérait plus des choses de ce genre et cet officier avait été aussitôt condamné à mort, à la confiscation de ses biens et au bannissement perpétuel. Voilà comment la justice avait suivi son cours contre lui.

Les Anglais pourtant continuaient leurs agressions contre la France, particulièrement contre son domaine colonial.
A Dakar, la France avait tenu bon.

Il [Pétain] avait envoyé dans les colonies d'Afrique un officier, avec la mission de ramener les renégats sous l'autorité française. Dans ce domaine, puisque le Führer avait fait l'honneur à la France de parler de collaboration, il y avait peut-être un terrain sur lequel elle pouvait être mise en pratique entre les deux pays. Sans vouloir entrer dans les détails, il pouvait assurer, quant à lui, que tout ce qui dépendait de lui serait fait pour assurer l'emprise de la France sur ces territoires coloniaux.

Il convient de signaler aussi le compte rendu rédigé sous forme de "Note" par un délégué des Affaires étrangères du Reich, Hasso von Etzdorf, et destinée aux commandants en chef de l'armée allemande. Von Etzdorf n'a pas personnellement assisté aux entretiens de Montoire. Il a établi son rapport au moyen de notes prises pour le compte du maréchal von Brauchitsch et du général Halder. Les renseignements lui avaient été fournis par Paul Schmidt, l'interprète d’Hitler. Le rapport est daté du 28 octobre 1940. Un extrait :
Pétain : A déclaré qu'il ne lui était pas encore possible de préciser dès à présent les limites exactes de la collaboration de la France avec l'Allemagne. Il ne pouvait que se prononcer sur le principe d'une collaboration. Il voyait dans la collaboration une « fenêtre de la France ouverte sur ses colonies ».


Il fallait d'abord qu'il discute en conseil des ministres la nature de la collaboration, et il fallait ensuite discuter cette collaboration dans les détails.

D'abord une collaboration économique renforcée engageant davantage l'industrie française des armements serait sans doute la chose la plus intéressante qui soit, même pour l'Allemagne.

La mentalité française exigeait, dans l'intérêt d’une évolution durable de la collaboration, que l'on procédât lentement. Pour cette raison, Pétain ne croyait pas qu'il fût alors déjà possible de déclarer du côté français la guerre à l'Angleterre ; autrement, le résultat très grand et positif qui devait certainement découler de la présente conversation serait très vite anéanti. Pétain a exprimé le désir de collaborer avec l'Allemagne en direction de Dakar pour maintenir et reconquérir l'Empire colonial français ; lui Pétain, il ferait tout ce qu'il pourrait pour assurer à la France la conservation de ses territoires.

Quant à Franco, même scenario, découvert par les Américains après la guerre mais pieusement oublié au nom de la guerre froide, cependant accidentellement révélé par le Département d’Etat et repris par le journal le Monde du 6 mars 1946 :
Les relations de Franco avec l’Axe
Washington, 4 mars. Le département d’Etat a publié une série de documents concernant les relations du général Franco avec l’Axe durant la guerre.
Il s’agit d’abord d’un mémorandum de l’ambassadeur d’Allemagne en Espagne, Sohrer, daté du 8 aout 1940, déclarant
que : Le gouvernement espagnol se déclare prêt, sous certaines conditions, à abandonner sa position de non-belligérance et à entrer en guerre au coté de l’Allemagne et de l’Italie.

Arrivée de Pétain et Laval à Montoire

Le mémorandum ajoute : Le gouvernement espagnol pose comme conditions à son entrée en guerre :

1 – La réalisation de ses demandes territoriales : Gibraltar, Maroc Français, portion de l’Algérie colonisée et habitée par des Espagnols de façon prédominante (Il s’agit d’Oran) et agrandissement du territoire de Rio-de-Oro, ainsi que des colonies du golfe de Guinée

2 – Donner à l’Espagne l’assistance militaire et toute aide nécessaire pour faire la guerre.

Le deuxième document est une lettre de Franco à Mussolini, où il rappelle son intention d’entrer en guerre au moment favorable, dans la mesure des moyens à sa disposition et le désir des Espagnols d’entrer en possession des territoires dont l’administration actuelle est la conséquence de la domination et de l’exploitation franco-anglaise.

Le troisième document est une lettre de Franco à Hitler, datée du 22 octobre 1940 (Veille de l’entrevue de Montoire) dans laquelle le Caudillo discute les conditions pour l’entrée en guerre de l’Espagne et conclut en adressant au Führer son adhésion inébranlable et complète.

Le quatrième document est constitué par des notes sur une conversation entre Hitler et Franco, le 23 octobre 1940, ou ce dernier affirme une fois de plus que l’Espagne s’est toujours sentie à tous les moments a l’unisson avec l’Axe ... et que, dans la guerre actuelle, elle lutterait avec joie aux côtés de l’Allemagne."

Retour à Vichy de Philippe Pétain

Mais l’Afrique, en fait, Hitler s’en moque comme d’une guigne et il ne donnera aucune suite à ses propositions d’alliances vers le sud, sauf à envoyer un très maigre DAK quand Mussolini sera en difficulté en Lybie.
Cependant, tout le monde s’y est fait prendre, y compris d’ailleurs les généraux allemands qui rêvent de reconquérir les colonies du Kaiser perdues en 1918. Mais, la aussi, c’est tout bénéfice pour Hitler. Que la Wehrmacht se tienne prête à attaquer à tout moment ! Cela ne sera pas vers le sud, mais vers l’est, aucune importance.
Deux mythes ont déformé, aussitôt après la rencontre de Montoire, la réalité des faits. Les résistants ont fait à Pétain un crime de cette rencontre, et proclamé que Pétain avait marchandé la France, plus encore que lorsqu’il avait conclu l’armistice. Ce à quoi les pétainistes ont riposté que quand on est occupé il est normal de causer avec l‘occupant, pour lui présenter des revendications et essayer de sonder ses intentions : Pétain n’aurait rien fait de plus.
Après la Libération et dès les procès de Pétain et de Laval, c’est la thèse pétainiste qui a étrangement primé. Comme le compte-rendu de l’entretien demeurait caché, et comme la rencontre n’avait pas été suivie de concessions majeures, l’idée d’un contact exploratoire, voire, du côté vichyste, protestataire, a fait son chemin. Les résistants ont peu à peu abandonné l’idée d’en faire un grief primordial contre un régime qui offrait, crurent-ils, de plus graves abandons. Et les exégètes pétainistes se sont enhardis jusqu’à faire du Pétain de la Seconde Guerre un équivalent de celui de la Première, en exaltant la rencontre comme un « Verdun diplomatique », suivant le livre de Louis-Dominique Girard, ancien chef du cabinet civil du maréchal, paru en 1948.

De même, l’interprète allemand Schmidt a, après la guerre, entériné cette thèse. Mais lequel de ses textes est-il sincère ? Celui rédigé sur le moment, et lu peu après par des témoins de l’entretien, ou ses déclarations écrites après-guerre, pour faire plaisir à ses geôliers ? Mentir dans son compte-rendu d’origine lui aurait valu un aller simple pour Dachau.
Il faut remarquer qu’en ce début de guerre froide la réhabilitation de Pétain était, pour de larges cercles diplomatiques occidentaux, un avatar de celle de Franco. C’est le refus opposé, disait-on, par le Caudillo le 23 octobre, lors de la rencontre à Hendaye, à un Hitler qui lui demandait d’entrer en guerre et d’assiéger Gibraltar, qui aurait empêché l’Allemagne de porter un coup terrible à l’Angleterre, comme à son éventuel allié américain, en bouclant la Méditerranée. Il ne restait plus qu’à inventer une connivence secrète entre Pétain et Franco avant leurs rencontres avec Hitler, ce que Girard fit avec enthousiasme.

Allocution de Philippe Pétain du 30 octobre 1940

1942.05.08 - Les Actualités Mondiales - Grandeur de L'Oeuvre du Maréchal Pétain

Sources :
François DELPLA, Montoire : les raisons d’une cécité, Guerres mondiales et conflits contemporains No 220, octobre 2005
François DELPLA, Montoire, une proposition française de collaboration militaire, Historia Magazine, décembre 2000
Dominique VENER, Histoire de la collaboration, Pygmalion, 2000
François DELPLA, Montoire, Albin Michel, 1996
Archives allemandes, ADAP, D XI 212, pages 326-322, compte-rendu de l’interprète Schmidt, disponibles depuis 1961
Note de von Etzdorf citée par Louis NOGUERES, Président de la Haute Cour de Justice, Le Véritable Procès du Maréchal Pétain, Librairie Arthème Fayard, 1955 (p.634-637)
GIRARD (Louis-Dominique), Montoire Verdun diplomatique / Le secret du Maréchal, Paris, André Bonne, 1948.
Le Monde, édition du 6 mars 1946

Montoire, Verdun diplomatique
Louis-Dominique Girard
Editions André Bonne
1948
OPL 130.021

Ce vieux livre aux pages jaunies par le temps est tout simplement fascinant.
M. Girard, qui fut secrétaire du cabinet privé du Maréchal Pétain, nous y livre une thèse qui a volé en éclat depuis, notamment grâce à François Delpla dans son «Montoire» et aux révélations que nous livrent les archives allemandes au travers des rapports établis sur-le-champ par l’interprète allemand Schmidt suite aux entrevues Laval-Hitler et Pétain-Hitler de Montoire.
Sur 516 pages, M. Girard nous offre un hymne à la mémoire de Vichy et de l’action du Maréchal Pétain. Pratiquement à chaque page, des erreurs ou omissions flagrantes font bondir le lecteur averti. Mais le ton, le style, les envolées lyriques suent la sincérité. M. Girard CROIT en ce qu’il nous dit.
Nous avons la faiblesse de penser que, non, tous les collaborateurs n’étaient pas des « salauds ». Une certaine élite française s’est vautrée dans une collaboration certes coupable, mais en pensant sincèrement et honnêtement servir la France. L’auteur en fait très probablement partie.

Menu