La révolte des Cipayes
Par Frédéric Ortolland


Ramachandra Pandurang Tope

1. Causes

Au cours des années 1850, de plus en plus d’Indiens conservateurs pensent que les Britanniques, via la gestion de l’East India Company, cherchent à détruire leurs valeurs traditionnelles sociales, religieuses et culturelles.
La nouvelle politique d’annexion des provinces sans héritier naturel de l’EIC (doctrine of lapse) est particulièrement mal vécue par ceux qui en font les frais. En février 1856, elle s’empare ainsi de l’Oudh, au Bengale. Vue comme illégitime par de nombreux résidents, cette annexion indispose particulièrement les soldats indiens (ou cipayes) originaires de cette province qui perdent là une partie des privilèges que leur octroyait l’ancien régime.
A contrario des 2 autres armées entretenues par l’EIC (Madras et Bombay), l’armée du Bengale est composée aux ¾ de Brahmins ou de Rajputs, qui comptent parmi les 2 plus hautes castes indiennes et pour qui être militaire est un élément de prestige. Or, toujours en 1856, est institué le General Service Enlistment Act qui introduit des changements inacceptables à leurs yeux, notamment la suppression de l’indemnité compensatoire destinée aux rites de purification nécessaires en cas de service hors du pays (ce qui les amènerait à être déchus de leur caste).
De facto le recrutement s’en ressent, permettant à des mercenaires tels que les Sikhs, des castes inférieures, voire à des intouchables, de s’enrôler. De plus, ils sont mal payés et leurs possibilités d’évolutions au sein de l’Armée sont faibles, accroissant le ressentiment à l’égard d’une nouvelle génération d’officiers qui s’est peu à peu coupée de ses hommes.
Sur le plan civil, des réformes telles que la mise en place d’un système de titres de propriété foncière ou l’abolition de pratiques culturelles « barbares » telles l’infanticide féminin, les mariages infantiles et le sati (suicide d’une veuve sur le bûcher funéraire) sont vues comme autant d’attaques à la structure traditionnelle de la société indienne.
Les vexations directes ou indirectes se multiplient et la perception du désir d’occidentalisation de l’Inde par les Britanniques devient de plus en plus oppressante, notamment pour les plus hautes castes.
Quant au renouveau évangélique chrétien qui souffle sur la Grande-Bretagne à cette époque, et bien que l’EIC tente de le décourager, il pousse à l’envoi missionnaires de plus en plus nombreux et est lui aussi perçu comme une menace, autant par les Hindous que les Musulmans.
L’étincelle qui met le feu aux poudres est la rumeur que les cartouches du nouveau fusil Enfield en provenance de Dum-Dum sont enduites de graisse de porc et de vache, ce qui offense à la fois les Musulmans et les Hindous.
En février 1857 Le 19th Infantry (Bengal Natives) refuse de les utiliser. Le régiment est rapidement dissous mais la révolte gronde. Bientôt, les garnisons du nord et du centre de l’Inde vont se soulever.

2. Début de la révolte

Le 24 avril, à Meerut, 85 hommes du 3rd Bengal Light Cavalry sont arrêtés pour avoir refusé d’utiliser les fameuses cartouches. Leurs camarades des 10th et 11th Native Infantry se soulèvent. Plusieurs occidentaux, civils comme militaires, sont massacrés avant que les mutins ne se mettent en route pour Dehli. Le général Hewitt manque singulièrement de réactivité et ne se lance pas à leur poursuite. Le lendemain, avec l’aide de la garnison locale, les mutins s’emparent de la ville (où n’existe aucun régiment « occidental ») et massacrent tous les Européens et Indiens chrétiens qu’ils peuvent trouver.
Ailleurs, la mutinerie s’étend dans toute l’armée du Bengale. La plupart des garnisons se soulèvent (96 sur 123 unités d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, incluant les troupes irrégulières et locales) avec les mêmes conséquences qu’à
Meerut. Certains officiers ont désarmé leurs régiments avant le début de la révolte. D’autres ont refusé d’envisager l’infidélité de leurs troupes. Dans certains cas, ils le paient très cher. Toutes les unités soulevées ne retournent pas leurs armes contre les Britanniques. Certaines se contentent tout simplement de retourner chez elles, sans modifier pour autant le rapport de force.
Il n’y a alors que 40 000 soldats britanniques (16 000 dépendant de l’EIC, 24 000 de la Couronne) dans tout le pays, largement dispersés sur le territoire. Les renforts mettront des semaines si ce n’est des mois pour arriver. Face à eux se trouvent plus de 300 000 cipayes, soit un ratio de plus de 7 contre 1. Heureusement pour les Britanniques, la révolte se cantonnera essentiellement au Bengale. Les armées de Madras et de Bombay seront très peu touchées par le phénomène et certaines ethnies (Sikhs, Gurkhas, Penjabis, Pathans…) demeureront loyales.
De nombreux seigneurs locaux (Rani Lakshmi Bai, Nana Sahib, Tantia Topi…) deviennent naturellement le point de ralliement de la plupart des mutins. Si certains sont prêts à en découdre avec les Britanniques pour retrouver leurs privilèges, d’autres préfèreraient transiger. Cependant, l’arrivée massive de milliers de cipayes et de civils qui les ont rejoints leur force la main et les pousse à prendre la tête de la rébellion, sans plan réel quant à la suite à donner aux évènements.
Trois cités cristallisent la violence de cette révolte et celle de la réponse britannique.

3. Dehli

La citée fortifiée de Dehli est l’objectif principal des Britanniques de par sa position stratégique entre Calcutta et les nouveaux territoires du Penjab. Le 8 juin 3000 hommes hâtivement levés (la Dehli Field Force, du major-general Sir Henry Barnard, comprenant les 60th Rifles, 75th Highlanders, 1st et 2nd Bengal Fusiliers) parviennent à s’emparer d’une crête surplombant le nord de la ville. Ils sont cependant trop faibles pour s’opposer aux 30 à 40000 mutins qui se retranchent derrière son enceinte fortifiée et ses 114 canons. Constamment harcelés par les sorties de l’ennemi, ils souffrent de dysenterie et du choléra (Barnard en meurt le 5 juillet).
Peu à peu les renforts arrivent: près de 4 000 hommes début juillet qui permettent de se maintenir sur la crête mais toujours pas d’attaquer. A la mi-août, la colonne mobile du charismatique brigadier-general John Nicholson (3 régiments de cavalerie et 7 régiments d’infanterie) rejoint la DFF en provenance du Penjab où les prémices de la rébellion ont été matées. Le 30, les mutins comprennent que la situation tourne à l’aigre. Ils envoient un négociateur, en vain. Les nouvelles en provenance de Cawnpore sont parvenues jusqu’aux Britanniques et ils ne sont pas d’humeur à négocier.
Début septembre, une artillerie conséquente de 22 canons lourds et plusieurs mortiers est réceptionnée.
Le 14, ce sont 6 000 hommes répartis en 5 colonnes qui tentent de s’emparer de Dehli, dont 1/3 seulement de Britanniques. L’artillerie parvient à percer quelques brèches dans les murs et l’action-suicide d’une poignée d’hommes permet de faire sauter la porte du Cachemire. Malgré des pertes terribles, les soldats parviennent à franchir les murs d’enceinte. La ville est reconquise au bout d’une semaine d’effroyables et sanglants combats de rue. La répression est terrible. Dehli est pillée et ravagée, de nombreux civils massacrés. Le 24, libérés du siège de la ville, 2 700 hommes s’en vont secourir Fort Agra assiégé.
Durant toute la période du siège, les assaillants ont perdu 1 300 tués (dont 80% lors de l’assaut final) et 4 500 blessés (60%).
Bien que les opérations de reprise en main dureront jusqu’en 1859, particulièrement en Inde centrale, la capture de Dehli « casse les reins » des mutins.

4. Cawnpore

Située dans la province d’Oudh, la garnison de Cawnpore est commandée par le major-general Sir Hugh Wheeler qui a une confiance aveugle en ses troupes. Pourtant, elles se soulèvent le 4 juin. Wheeler n’a à sa disposition que 300 soldats britanniques, quelques cipayes fidèles et surtout 500 civils à protéger. Contre toute logique, il fait lever en hâte un camp retranché un peu à l’écart de la ville au lieu de se réfugier dans l’arsenal, beaucoup plus facilement défendable. Ecrasés par la chaleur, rongés par la dysenterie et le choléra, les hommes résistent pendant près de 2 semaines. Le 27 juin, à court de vivres, d’eau et de munitions, Wheeler se rend au chef des mutins, Nana Sahib, en échange d’un sauf-conduit pour le Gange en direction d’Allahabad. A Satichaura Ghat, alors qu’ils embarquent, hommes, femmes et enfants sont pris pour cibles par des tireurs embusqués sur les 2 berges. Des cavaliers entrent dans l’eau pour achever au sabre les survivants. Seuls 4 hommes parviennent à s’enfuir. Près de 120 femmes et enfants rescapés sont regroupés avec d’autres prisonniers capturés ailleurs et s’entassent à plus de 200 dans la villa de Bibighar. Sahib tente de négocier leur vie contre un retrait des Britanniques à Allahabad mais jour après jour la colonne de secours du général Havelock se rapproche de la ville. Les avant-gardes rebelles sont défaites à Fatehpur le 12 juillet puis à Aong le 15.
Il est désormais évident qu’il n’y aura pas de négociations. Le 15 juillet les mutins massacrent les prisonniers à l’arme blanche avant de les jeter dans un puits. Cet assassinat sauvage enflamme la soif de vengeance des Britanniques qui se battront désormais sans faire de quartier et materont la révolte avec la plus grande brutalité. Désormais, leurs axes de progression seront jalonnés de potences, de poteaux d’exécution et de villages brûlés.
Après l’arrivée de nouveaux renforts du major-general James Outram le 15 septembre, 3 000 hommes, dont les 2/3 « blancs », partent en direction de Lucknow.

5. Lucknow

Lorsque les premières nouvelles de la révolte parviennent à Sir Henry Lawrence, Chief Commisioner d’Oudh à Lucknow, il fait fortifier les bâtiments de la Résidence et y entasse le ravitaillement nécessaire pour tenir un siège.
Il a sous ses ordres 900 Britanniques, 750 cipayes fidèles et plus de 1300 civils à protéger. Les mutins sont estimés entre 50 et 100 000, dans et en dehors de la ville. Le 30 juin, le siège commence. Le 2 juillet Lawrence est tué et remplacé par le brigadier-general John Inglis du 32nd Foot. Pendant près de 3 mois, sous l’effet des bombardements, des snipers et de la maladie, le nombre des assiégés se réduit peu à peu pour tomber à 350 soldats, 300 cipayes et 550 civils fin septembre. Le 25, les renforts d’Havelock arrivent. Les combats pour rejoindre la Résidence sont excessivement violents et coûtent 535 hommes aux Britanniques. Affaiblis par les pertes, ils élargissent la zone défendue mais ne peuvent tenter de sortie. Le siège reprend. Le 14 novembre, 5 000 hommes sous les ordres du général Sir Colin Campbell arrivent en ville.
Là encore, les combats sont sans pitié. Le 93rd Highlanders et le 4th Penjabi s’illustrent en investissant le Secundrabagh, une position retranchée ennemie, au cri de « Souvenez-vous de Cawnpore ! ». A la baïonnette et à l’épée, ils causent 2 000 pertes aux mutins pour 22 tués et 75 blessés. Le 17 novembre les assiégés sont rejoints.
Entre le 19 et le 27 l’évacuation commence. Havelock meurt de dysenterie le 24. Le 27, Campbell part reprendre Cawnpore, à nouveau aux mains de 14 000 mutins qui ont défait les 1 000 hommes du major-general Windham laissés sur place. C’est chose faite le 6 décembre. A Lucknow, les renforts ne cessent d’arriver.
Ce sont 20 000 hommes dont 9 000 Gurkhas qui désormais assiègent les rebelles, estimés à près de 120 000.
Entre le 2 et le 21 mars, au prix de 1 200 pertes, Campbell reprend définitivement la ville.

6. La campagne en Inde centrale

En 1857 les 9 régiments d’infanterie et 3 de cavalerie du Bengale stationnant en Inde centrale se soulèvent avec les mêmes conséquences qu’ailleurs. Ils sont bientôt rejoints par le Gwalior Contingent (unité irrégulière au service du maharajah Jayajirao Scindia).
Les unités régulières partent pour Dehli tandis que le Gwalior Contingent reste inactif jusqu’en octobre, avant de se rendre à Cawnpore où il est battu le 6 décembre par Campbell. La Central India Field Force du général Sir Hugh Rose quitte Bombay en décembre. En février 1858, la garnison de Saugor est sauvée. Le 1er avril, Tantia Topi est battu à la bataille de la Betwa. Deux jours plus tard Jhansi, assiégée depuis le 24 mars, est prise et pillée. Kalpi tombe le 16. Le 19 juin, Gwalior est à son tour reprise, mettant dans les faits fin à la révolte.
Tantia Topi, le dernier grand chef rebelle est capturé le 7 avril 1859 et pendu le 18. Le 8 juillet, Lord Canning, gouverneur-général des Indes proclame la fin des hostilités.

7. Analyse et conséquences

Plusieurs facteurs expliquent l’échec d’une révolte qui aurait pu chasser les Britanniques du sous-continent :
- Peu ou pas de soutien des civils en dehors de la province d’Oudh. La révolte n’exprime pas une velléité d’indépendance nationale mais le désir de certains conservateurs (militaires, aristocrates) d’un retour à l’ordre ancien.
- Absence totale de plan cohérent de la part des mutins. Après début de rébellion centré sur la défense de la religion, aucun but fédérateur n’émerge, aucune structure civile et politique n’arrive à se mettre en place.
- Absence de coordination stratégique ou tactique d’un point de vue militaire malgré une écrasante supériorité numérique et un courage certain. Rappelons que les cadres originels étaient « blancs ». Sans eux, aucune structure de commandement efficace ne parvient à s’imposer.
- Loyauté indéfectible de nombreuses troupes locales sans qui la victoire était loin d’être assurée

Quoi qu’il en soit, et malgré une répression féroce, la révolte des cipayes entraîne une prise de conscience du gouvernement qui, en 1858 et en vertu du Better Governement in India Act, transfère les pouvoirs et compétences de l’EIC à la Couronne.
Le 1er novembre Lord Canning fait une proclamation lue dans toutes les grandes villes accordant l’amnistie à tout rebelle n’ayant pas causé la mort d’un sujet britannique tout en mettant en avant la renonciation de la Reine « à son droit et devoir d’imposer ses convictions à ses sujets ». L’évangélisation du sous-continent est désormais au mieux tolérée mais certainement pas encouragée. La réforme de la société indienne est devenue aux yeux de beaucoup un projet irréaliste. Il vaut mieux gouverner l’Inde plutôt que chercher à l’améliorer selon les critères occidentaux. L’administration et les pouvoirs civils s’ouvrent timidement aux Indiens (encore qu’à des postes subalternes) mais en aucun cas l’auto-administration, vers quoi se dirigent peu à peu l’Australie et le Canada, n’est envisagée.
Avec la disparition de l’EIC, la plupart de ses cadres sont transférés vers l’armée régulière.
Les 3 présidences (Bengale, Madras et Bombay) conservent chacune leur armée, peu à peu collectivement appelées « Armée indienne ». Celle du Bengale est bien sûr celle qui subit le plus de changements. Son recrutement est recentré vers les ethnies « martiales » du Nord (Sikhs, Gurkhas…) qui en deviennent le noyau dur. Lorsque l’Armée est totalement réorganisée, le rapport « Britanniques »/« Indiens » est largement réévalué : 65 000 pour 140 000. Les Indiens accèdent cependant à de nouvelles responsabilités. Néanmoins, l’artillerie dans sa quasi-totalité passe entre les mains des Britanniques.
Il est à noter que malgré la violence de la répression cette modification des relations de la Grande-Bretagne avec l’Inde durera jusqu’en 1947. En 90 ans les Indiens participeront à la plupart des conflits de l’Empire, allant jusqu’à faire servir 2 000 000 d’entre eux pendant la seconde guerre mondiale.


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