1.
Causes
Au cours des années 1850, de plus en plus d’Indiens conservateurs
pensent que les Britanniques, via la gestion de l’East India
Company, cherchent à détruire leurs valeurs traditionnelles
sociales, religieuses et culturelles.
La nouvelle politique d’annexion des provinces sans héritier
naturel de l’EIC (doctrine of lapse) est particulièrement
mal vécue par ceux qui en font les frais. En février 1856,
elle s’empare ainsi de l’Oudh, au Bengale.
Vue comme illégitime par de nombreux résidents, cette
annexion indispose particulièrement les soldats indiens (ou cipayes)
originaires de cette province qui perdent là une partie des privilèges
que leur octroyait l’ancien régime.
A contrario des 2 autres armées entretenues par l’EIC
(Madras et Bombay), l’armée du Bengale est composée
aux ¾ de Brahmins ou de Rajputs, qui comptent
parmi les 2 plus hautes castes indiennes et pour qui être militaire
est un élément de prestige. Or, toujours en 1856, est
institué le General Service Enlistment Act qui introduit
des changements inacceptables à leurs yeux, notamment la suppression
de l’indemnité compensatoire destinée aux rites
de purification nécessaires en cas de service hors du pays (ce
qui les amènerait à être déchus de leur caste).
De facto le recrutement s’en ressent, permettant à des
mercenaires tels que les Sikhs, des castes inférieures, voire
à des intouchables, de s’enrôler. De plus, ils sont
mal payés et leurs possibilités d’évolutions
au sein de l’Armée sont faibles, accroissant le ressentiment
à l’égard d’une nouvelle génération
d’officiers qui s’est peu à peu coupée de
ses hommes.
Sur le plan civil, des réformes telles que la mise en place d’un
système de titres de propriété foncière
ou l’abolition de pratiques culturelles « barbares »
telles l’infanticide féminin, les mariages infantiles et
le sati (suicide d’une veuve sur le bûcher funéraire)
sont vues comme autant d’attaques à la structure traditionnelle
de la société indienne.
Les vexations directes ou indirectes se multiplient et la perception
du désir d’occidentalisation de l’Inde par les Britanniques
devient de plus en plus oppressante, notamment pour les plus hautes
castes.
Quant au renouveau évangélique chrétien qui souffle
sur la Grande-Bretagne à cette époque, et bien que l’EIC
tente de le décourager, il pousse à l’envoi missionnaires
de plus en plus nombreux et est lui aussi perçu comme une menace,
autant par les Hindous que les Musulmans.
L’étincelle qui met le feu aux poudres est la rumeur que
les cartouches du nouveau fusil Enfield en provenance de Dum-Dum
sont enduites de graisse de porc et de vache, ce qui offense à
la fois les Musulmans et les Hindous.
En février 1857 Le 19th Infantry (Bengal Natives) refuse
de les utiliser. Le régiment est rapidement dissous mais la révolte
gronde. Bientôt, les garnisons du nord et du centre de l’Inde
vont se soulever.
2.
Début de la révolte
Le 24 avril, à Meerut, 85 hommes du 3rd Bengal Light
Cavalry sont arrêtés pour avoir refusé d’utiliser
les fameuses cartouches. Leurs camarades des 10th et 11th Native
Infantry se soulèvent. Plusieurs occidentaux, civils comme
militaires, sont massacrés avant que les mutins ne se mettent
en route pour Dehli. Le général Hewitt manque
singulièrement de réactivité et ne se lance pas
à leur poursuite. Le lendemain, avec l’aide de la garnison
locale, les mutins s’emparent de la ville (où n’existe
aucun régiment « occidental ») et massacrent tous
les Européens et Indiens chrétiens qu’ils peuvent
trouver.
Ailleurs, la mutinerie s’étend dans toute l’armée
du Bengale. La plupart des garnisons se soulèvent (96
sur 123 unités d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie,
incluant les troupes irrégulières et locales) avec les
mêmes conséquences qu’à Meerut.
Certains officiers ont désarmé leurs régiments
avant le début de la révolte. D’autres ont refusé
d’envisager l’infidélité de leurs troupes.
Dans certains cas, ils le paient très cher. Toutes les unités
soulevées ne retournent pas leurs armes contre les Britanniques.
Certaines se contentent tout simplement de retourner chez elles, sans
modifier pour autant le rapport de force.
Il n’y a alors que 40 000 soldats britanniques (16 000 dépendant
de l’EIC, 24 000 de la Couronne) dans tout le pays, largement
dispersés sur le territoire. Les renforts mettront des semaines
si ce n’est des mois pour arriver. Face à eux se trouvent
plus de 300 000 cipayes, soit un ratio de plus de 7 contre 1. Heureusement
pour les Britanniques, la révolte se cantonnera essentiellement
au Bengale. Les armées de Madras et de Bombay
seront très peu touchées par le phénomène
et certaines ethnies (Sikhs, Gurkhas, Penjabis, Pathans…)
demeureront loyales.
De nombreux seigneurs locaux (Rani Lakshmi Bai, Nana Sahib, Tantia Topi…)
deviennent naturellement le point de ralliement de la plupart des mutins.
Si certains sont prêts à en découdre avec les Britanniques
pour retrouver leurs privilèges, d’autres préfèreraient
transiger. Cependant, l’arrivée massive de milliers de
cipayes et de civils qui les ont rejoints leur force la main
et les pousse à prendre la tête de la rébellion,
sans plan réel quant à la suite à donner aux évènements.
Trois cités cristallisent la violence de cette révolte
et celle de la réponse britannique.
3.
Dehli
La citée fortifiée de Dehli est l’objectif
principal des Britanniques de par sa position stratégique entre
Calcutta et les nouveaux territoires du Penjab. Le
8 juin 3000 hommes hâtivement levés (la Dehli Field
Force, du major-general Sir Henry Barnard, comprenant les 60th
Rifles, 75th Highlanders, 1st et 2nd Bengal Fusiliers) parviennent
à s’emparer d’une crête surplombant le nord
de la ville. Ils sont cependant trop faibles pour s’opposer aux
30 à 40000 mutins qui se retranchent derrière son enceinte
fortifiée et ses 114 canons. Constamment harcelés par
les sorties de l’ennemi, ils souffrent de dysenterie et du choléra
(Barnard en meurt le 5 juillet).
Peu à peu les renforts arrivent: près de 4 000 hommes
début juillet qui permettent de se maintenir sur la crête
mais toujours pas d’attaquer. A la mi-août, la colonne mobile
du charismatique brigadier-general John Nicholson (3 régiments
de cavalerie et 7 régiments d’infanterie) rejoint la DFF
en provenance du Penjab où les prémices de la
rébellion ont été matées. Le 30, les mutins
comprennent que la situation tourne à l’aigre. Ils envoient
un négociateur, en vain. Les nouvelles en provenance de Cawnpore
sont parvenues jusqu’aux Britanniques et ils ne sont pas d’humeur
à négocier.
Début septembre, une artillerie conséquente de 22 canons
lourds et plusieurs mortiers est réceptionnée.
Le 14, ce sont 6 000 hommes répartis en 5 colonnes qui tentent
de s’emparer de Dehli, dont 1/3 seulement de Britanniques.
L’artillerie parvient à percer quelques brèches
dans les murs et l’action-suicide d’une poignée d’hommes
permet de faire sauter la porte du Cachemire. Malgré
des pertes terribles, les soldats parviennent à franchir les
murs d’enceinte. La ville est reconquise au bout d’une semaine
d’effroyables et sanglants combats de rue. La répression
est terrible. Dehli est pillée et ravagée, de
nombreux civils massacrés. Le 24, libérés du siège
de la ville, 2 700 hommes s’en vont secourir Fort Agra
assiégé.
Durant toute la période du siège, les assaillants ont
perdu 1 300 tués (dont 80% lors de l’assaut final) et 4
500 blessés (60%).
Bien que les opérations de reprise en main dureront jusqu’en
1859, particulièrement en Inde centrale, la capture de Dehli
« casse les reins » des mutins.
4.
Cawnpore
Située dans la province d’Oudh, la garnison de
Cawnpore est commandée par le major-general Sir Hugh
Wheeler qui a une confiance aveugle en ses troupes. Pourtant, elles
se soulèvent le 4 juin. Wheeler n’a à sa disposition
que 300 soldats britanniques, quelques cipayes fidèles
et surtout 500 civils à protéger. Contre toute logique,
il fait lever en hâte un camp retranché un peu à
l’écart de la ville au lieu de se réfugier dans
l’arsenal, beaucoup plus facilement défendable. Ecrasés
par la chaleur, rongés par la dysenterie et le choléra,
les hommes résistent pendant près de 2 semaines. Le 27
juin, à court de vivres, d’eau et de munitions, Wheeler
se rend au chef des mutins, Nana Sahib, en échange d’un
sauf-conduit pour le Gange en direction d’Allahabad.
A Satichaura Ghat, alors qu’ils embarquent, hommes, femmes
et enfants sont pris pour cibles par des tireurs embusqués sur
les 2 berges. Des cavaliers entrent dans l’eau pour achever au
sabre les survivants. Seuls 4 hommes parviennent à s’enfuir.
Près de 120 femmes et enfants rescapés sont regroupés
avec d’autres prisonniers capturés ailleurs et s’entassent
à plus de 200 dans la villa de Bibighar. Sahib tente
de négocier leur vie contre un retrait des Britanniques à
Allahabad mais jour après jour la colonne de secours
du général Havelock se rapproche de la ville. Les avant-gardes
rebelles sont défaites à Fatehpur le 12 juillet puis à
Aong le 15.
Il est désormais évident qu’il n’y aura pas
de négociations. Le 15 juillet les mutins massacrent les prisonniers
à l’arme blanche avant de les jeter dans un puits. Cet
assassinat sauvage enflamme la soif de vengeance des Britanniques qui
se battront désormais sans faire de quartier et materont la révolte
avec la plus grande brutalité. Désormais, leurs axes de
progression seront jalonnés de potences, de poteaux d’exécution
et de villages brûlés.
Après l’arrivée de nouveaux renforts du major-general
James Outram le 15 septembre, 3 000 hommes, dont les 2/3 « blancs
», partent en direction de Lucknow.
5.
Lucknow
Lorsque les premières nouvelles de la révolte parviennent
à Sir Henry Lawrence, Chief Commisioner d’Oudh
à Lucknow, il fait fortifier les bâtiments de
la Résidence et y entasse le ravitaillement nécessaire
pour tenir un siège.
Il a sous ses ordres 900 Britanniques, 750 cipayes fidèles
et plus de 1300 civils à protéger. Les mutins sont estimés
entre 50 et 100 000, dans et en dehors de la ville. Le 30 juin, le siège
commence. Le 2 juillet Lawrence est tué et remplacé par
le brigadier-general John Inglis du 32nd Foot. Pendant près de
3 mois, sous l’effet des bombardements, des snipers et de la maladie,
le nombre des assiégés se réduit peu à peu
pour tomber à 350 soldats, 300 cipayes et 550 civils
fin septembre. Le 25, les renforts d’Havelock arrivent. Les combats
pour rejoindre la Résidence sont excessivement violents et coûtent
535 hommes aux Britanniques. Affaiblis par les pertes, ils élargissent
la zone défendue mais ne peuvent tenter de sortie. Le siège
reprend. Le 14 novembre, 5 000 hommes sous les ordres du général
Sir Colin Campbell arrivent en ville.
Là encore, les combats sont sans pitié. Le 93rd Highlanders
et le 4th Penjabi s’illustrent en investissant le Secundrabagh,
une position retranchée ennemie, au cri de « Souvenez-vous
de Cawnpore ! ». A la baïonnette et à l’épée,
ils causent 2 000 pertes aux mutins pour 22 tués et 75 blessés.
Le 17 novembre les assiégés sont rejoints.
Entre le 19 et le 27 l’évacuation commence. Havelock meurt
de dysenterie le 24. Le 27, Campbell part reprendre Cawnpore,
à nouveau aux mains de 14 000 mutins qui ont défait les
1 000 hommes du major-general Windham laissés sur place. C’est
chose faite le 6 décembre. A Lucknow, les renforts ne
cessent d’arriver.
Ce sont 20 000 hommes dont 9 000 Gurkhas qui désormais
assiègent les rebelles, estimés à près de
120 000.
Entre le 2 et le 21 mars, au prix de 1 200 pertes, Campbell reprend
définitivement la ville.
6.
La campagne en Inde centrale
En 1857 les 9 régiments d’infanterie et 3 de cavalerie
du Bengale stationnant en Inde centrale se soulèvent
avec les mêmes conséquences qu’ailleurs. Ils sont
bientôt rejoints par le Gwalior Contingent (unité irrégulière
au service du maharajah Jayajirao Scindia).
Les unités régulières partent pour Dehli tandis
que le Gwalior Contingent reste inactif jusqu’en octobre,
avant de se rendre à Cawnpore où il est battu
le 6 décembre par Campbell. La Central India Field Force
du général Sir Hugh Rose quitte Bombay en décembre.
En février 1858, la garnison de Saugor est sauvée.
Le 1er avril, Tantia Topi est battu à la bataille de la Betwa.
Deux jours plus tard Jhansi, assiégée depuis
le 24 mars, est prise et pillée. Kalpi tombe le 16.
Le 19 juin, Gwalior est à son tour reprise, mettant dans les
faits fin à la révolte.
Tantia Topi, le dernier grand chef rebelle est capturé le 7 avril
1859 et pendu le 18. Le 8 juillet, Lord Canning, gouverneur-général
des Indes proclame la fin des hostilités.
7.
Analyse et conséquences
Plusieurs facteurs expliquent l’échec d’une révolte
qui aurait pu chasser les Britanniques du sous-continent :
- Peu ou pas de soutien des civils en dehors de la province d’Oudh.
La révolte n’exprime pas une velléité d’indépendance
nationale mais le désir de certains conservateurs (militaires,
aristocrates) d’un retour à l’ordre ancien.
- Absence totale de plan cohérent de la part des mutins. Après
début de rébellion centré sur la défense
de la religion, aucun but fédérateur n’émerge,
aucune structure civile et politique n’arrive à se mettre
en place.
- Absence de coordination stratégique ou tactique d’un
point de vue militaire malgré une écrasante supériorité
numérique et un courage certain. Rappelons que les cadres originels
étaient « blancs ». Sans eux, aucune structure de
commandement efficace ne parvient à s’imposer.
- Loyauté indéfectible de nombreuses troupes locales sans
qui la victoire était loin d’être assurée
Quoi
qu’il en soit, et malgré une répression féroce,
la révolte des cipayes entraîne une prise de conscience
du gouvernement qui, en 1858 et en vertu du Better Governement in
India Act, transfère les pouvoirs et compétences
de l’EIC à la Couronne.
Le 1er novembre Lord Canning fait une proclamation lue dans toutes les
grandes villes accordant l’amnistie à tout rebelle n’ayant
pas causé la mort d’un sujet britannique tout en mettant
en avant la renonciation de la Reine « à son droit et devoir
d’imposer ses convictions à ses sujets ». L’évangélisation
du sous-continent est désormais au mieux tolérée
mais certainement pas encouragée. La réforme de la société
indienne est devenue aux yeux de beaucoup un projet irréaliste.
Il vaut mieux gouverner l’Inde plutôt que chercher à
l’améliorer selon les critères occidentaux. L’administration
et les pouvoirs civils s’ouvrent timidement aux Indiens (encore
qu’à des postes subalternes) mais en aucun cas l’auto-administration,
vers quoi se dirigent peu à peu l’Australie et le Canada,
n’est envisagée.
Avec la disparition de l’EIC, la plupart de ses cadres
sont transférés vers l’armée régulière.
Les 3 présidences (Bengale, Madras et Bombay) conservent
chacune leur armée, peu à peu collectivement appelées
« Armée indienne ». Celle du Bengale est
bien sûr celle qui subit le plus de changements. Son recrutement
est recentré vers les ethnies « martiales » du Nord
(Sikhs, Gurkhas…) qui en deviennent le noyau dur. Lorsque
l’Armée est totalement réorganisée, le rapport
« Britanniques »/« Indiens » est largement réévalué
: 65 000 pour 140 000. Les Indiens accèdent cependant à
de nouvelles responsabilités. Néanmoins, l’artillerie
dans sa quasi-totalité passe entre les mains des Britanniques.
Il est à noter que malgré la violence de la répression
cette modification des relations de la Grande-Bretagne avec l’Inde
durera jusqu’en 1947. En 90 ans les Indiens participeront à
la plupart des conflits de l’Empire, allant jusqu’à
faire servir 2 000 000 d’entre eux pendant la seconde guerre mondiale.