Annie
Lacroix-Riz, ancienne élève de l'école normale
supérieure (Sèvres), agrégée d'histoire,
docteur-ès-Lettres, professeur d'Histoire contemporaine à
l'université Paris VII-Denis Diderot, est une historienne dont
les travaux sont fréquemment critiqués. Pourquoi ? Essentiellement
parce qu’elle est communiste. Est-il possible d’être
à la fois une véritable historienne et une militante communiste
? Votre serviteur le lui a demandé et elle a eu l’amabilité
de lui répondre.
Daniel
Laurent : Vos travaux historiques ne cachent pas vos positions politiques.
Estimez-vous qu’il soit possible, à la fois, de faire un
travail de recherche historique objectif et d’y défendre
des positions politiques fermement engagées ? L’historien
ne doit-il pas se dégager des influences idéologiques
contemporaines pour faire œuvre indépendante et neutre afin
d’éviter des jugements qui pourraient polluer ses travaux
?
Annie
Lacroix-Riz : Aucun travail historique ne dissimule les positions politiques
de son auteur. Nous en avons des exemples quotidiens, qui génèrent
l’émerveillement de la grande presse (ces derniers temps,
notamment, sur le parti communiste français en « juin 1940
» et au-delà). J’aurai l’indulgence de ne pas
citer ici de noms, mais j’en cite d’abondance dans mes travaux,
puisque je ne critique jamais personne sans citer les incriminés
et leurs écrits.
Deux règles valent pour juger mes travaux historiques :
1° les lire, exigence minimale qui est cependant rarement respectée
par ceux qui dégoisent à mon sujet ;
2° relever, par écrit, d’éventuels manquements
aux règles méthodologiques et déontologiques du
métier d’historien.
Quant à l’indépendance, j’en ai clairement
défini les règles dans mon petit ouvrage L’histoire
contemporaine sous influence : elle commence pour un historien par l’indépendance
financière absolue à l'égard de l’objet qu’il
traite. C’est une règle que je respecte depuis les débuts
de mes recherches (1970). Si on y ajoute la condition n° 2 dont
je viens de parler, j’attends de pied ferme ceux qui contestent
mon indépendance. La critique de manque de neutralité
est aussi infondée que celle relative à la transparence
des « positions politiques ». Tout ceci est si vrai que
des gens fort éloignés de mes « positions politiques
», mais qui se donnent la peine de me lire, apprécient
mes travaux, parce qu’ils peuvent s’en servir pour ce qu’ils
sont aptes à fournir : une tentative d’éclairer
ce qui s’est réellement passé, modeste et fondamental
objectif de l’historien, comme me l’ont appris mes bons
maîtres.
DL
: Certains de vos détracteurs vous taxent de négationnisme,
allant même jusqu’à dire que de nier le génocide
stalinien en Ukraine revient a nier aussi le génocide nazi des
Juifs, ce qui est passible de poursuites judiciaires. Comment vous situez-vous
dans ce débat ?
ALR
: Cette affaire est absolument ridicule : que les lecteurs
lisent l’ensemble de la critique des ouvrages parus et des textes
d’archives originaux, diplomatiques et militaires que j’ai
consacrés à la question de la campagne sur le thème
de « la famine de 1933 en Ukraine » (écrits non publiés,
mais diffusés sur Internet). Et qu’on cesse de prendre
les criailleries des associations « ukrainiennes » ou présumées
telles pour des propos scientifiques.
Ce que celles-ci me reprochent, et elles l’avouent dans leurs
sites, c’est avant tout de montrer, dans divers travaux, publiés,
eux, tel Le Vatican, l'Europe et le Reich, que les mouvements «autonomistes
» ukrainiens dépendaient financièrement de Berlin
bien avant la Deuxième Guerre mondiale, qu’ils ont contribué
à l’extermination des juifs et des Russes d’URSS
(Raul Hilberg l’a exposé avant moi et plus longuement)
et que Szepticky, évêque de Lemberg (autrichienne) puis
Lwow (polonaise), a été le soutien de la stratégie
autrichienne puis allemande en et contre la Russie, tsariste puis bolchevique,
depuis les premières années du 20e siècle, sous
l'égide du Vatican. Qu’il ait béni la division nazie
« Galicia », et que les « autonomistes » ukrainiens
aient participé en masse aux massacres de juifs et de Russes
aux côtés de l’occupant allemand sont des affirmations
qui rendent les associations « ukrainiennes » hystériques.
Elles reposent sur des faits établis.
DL
: Dans votre ouvrage « Le choix de la défaite »,
vous nous montrez une bourgeoisie française très unie
et très coordonnée, le Grand Capital agissant de manière
concertée et planifiée pour livrer la France aux Nazis.
Cependant, des membres éminents de cette bourgeoisie rejoindront
Charles de Gaulle a Londres. Les fractures qui déchirèrent
la France après 1940 semblent donc passer au travers de toutes
les classes sociales, certains grands bourgeois rejoignant la France
Libre ou la Résistance, comme certains prolétaires rejoignirent
les FTPF ou... la LVF et la Milice. Votre analyse de la Bourgeoisie
Française semble donc être, pour certains, un raccourci
vertigineux. Comment le justifiez-vous ?
ALR
: Qu’on lise à la fois Le choix de la défaite et
Industriels et banquiers français sous l’Occupation (qui
se suivent chronologiquement). On jugera si le constat est excessif
ou documenté. J’ai étudié la grande bourgeoisie
française sur la base d’une documentation originale extrêmement
diverse, naturellement pas sur la base de ses protestations de résistance
et « mémoires en défense » d’après
août 1944. J’estime erronée la thèse de la
résistance et de la collaboration essentiellement « interclassistes
», aussi en vogue que celle, aussi erronée, de la «
zone grise » qui met à peu près tout le monde dans
un lot commun, loin du petit lot des « héros » ou
des « salauds ». Seuls les lecteurs pourront juger des méthodes
et des résultats respectifs des tenants des thèses à
la mode et de moi-même.
DL
: Votre analyse du nazisme semble donner une part prépondérante
au Grand Capital allemand dans son arrivée au pouvoir. Mais il
est clair que la Bourgeoisie allemande n’a pas finance le NSDAP
plus que les autres Partis politiques allemands avant 1933. De plus,
l’éviction de Schacht et l’irruption de Goering dans
le Plan de 4 ans montrent que les Nazis imposèrent leurs vues
aux capitaines d’industrie allemands qui n’avaient pas grande
influence dans cette affaire, mais subissaient tout en profitant largement,
je vous l’accorde, des mannes nazies comme la main d’œuvre
forcée gratuite. Cette contradiction ne vous choque pas ?
ALR
: Il n'est pas clair du tout que la Bourgeoisie allemande n’a
pas financé le NSDAP : tout simplement parce que la thèse
d’Henry Turner, dans German Big Business and the Rise of Hitler,
New York, Oxford University Press, 1985, est construite sur la base
des affirmations a posteriori des représentants du grand capital
allemand – sur la version qu’ils ont donnée de leur
comportement d’avant février 1933 dans leurs interrogatoires
devant les Américains, en 1945 et au-delà. Ces affirmations
sont du plus haut comique et doivent être confrontées avec
les sources originales. Lesquelles ne laissent aucun doute sur les financements
patronaux et leur datation (un financement dès le début
des années vingt, progressivement augmenté et, à
partir de la crise, un basculement décisif vers Hitler, qui l’a
conduit à abandonner ses autres partis chéris en 1932-33).
On en trouve écho, direct et archivistique, dans Le choix de
la défaite.
Je signale pour mémoire que l’ouvrage, non traduit en français,
qui a valu une notoriété universelle (et française
singulièrement) à Turner est pratiquement introuvable
en France, sauf dans un nombre de bibliothèques moins nombreuses
que les doigts d’une main. Je soupçonne nombre de ses admirateurs
de n’avoir pas pu la lire…
DL
: Vous semblez, sauf à vous avoir mal lu, défendre la
mémoire de Staline. Comment, dans ce cas, pouvez-vous justifier
le fait qu’il fut vivement mortifère, les diverses purges,
Katyn et le Goulag n’en étant que des exemples ?
S’il est clair que Staline mena l’URSS de la charrue de
bois au tracteur, sans parler du fait que c’est bien l’Armée
Rouge qui a écrasé la Wehrmacht, comment justifier les
flots de sang qui caractérisèrent son régime ?
ALR
: Je demande du lecteur le même effort à propos de Staline
qu’à propos du reste. On fait l’histoire avec des
sources, et celle que je fais, celle des relations internationales,
donne de l’URSS et de son chef des années trente à
cinquante une impression différente de celle qui règne.
C’est un fait, et je ne vais pas ici vous traiter l’ensemble
de ces questions. Le lecteur trouvera des éléments de
réponse dans à peu près tous mes travaux, dans
le remarquable ouvrage qu’un spécialiste de l’URSS
a publié l’an dernier, Roberts Geoffrey, Stalin’s
Wars: From World War to Cold War, 1939-1953. New Haven & London,
Yale University Press, 2006 et dans la critique que j’en ai faite,
sachant qu’à cette date, il n'est toujours pas traduit
: « Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars : From World War to
Cold War, 1939-1953 : un événement éditorial »,
texte diffusé sur le site www.historiographie.info).
Quoiqu'il en soit, un historien n’a pas à se justifier
de ses choix politiques s’il fait correctement son travail.
Qu’on juge mon travail. S’il incite les lecteurs à
se dire qu’on leur a joué longtemps la comédie du
loup-garou soviétique, nous abordons une question civique et
politique sans relation directe avec la qualité (mot entendu
au sens neutre) intrinsèque de mes travaux.
DL
: Merci, chère Madame, d’avoir pris le temps de répondre
au modeste amateur que je suis. Le simple fait que vous l’ayez
fait à titre tout à fait bénévole ne peux
qu’inciter le lecteur à… vous lire, afin de se faire
une idée par lui-même.
Bibliographie :
1°. THÈSE DE DOCTORAT D'ÉTAT
« CGT et revendications ouvrières face à l'État,
de la Libération aux débuts du Plan Marshall (septembre
1944-décembre 1947) »
2°. LIVRES
1. La CGT de la Libération à la scission (1944-1947),
Paris, Éditions Sociales, 1983, 400 p.
2. Le choix de Marianne: les relations franco-américaines de
1944 à 1948, Paris, Editions Sociales, 1986, 222 p.
2 bis. « Les relations franco-américaines de la Libération
aux débuts du Plan Marshall (1944-1948): la voie de la dépendance?
» .
3. Les Protectorats d’Afrique du Nord entre la France et Washington
du débarquement à l'indépendance 1942-1956, L'Harmattan,
1988, 262 p.
4. L'économie suédoise entre l'Est et l'Ouest 1944-1949:
neutralité et embargo, de la guerre au Pacte Atlantique, L'Harmattan,
1991, 311 p.
5. Le Vatican, l'Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale
à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, coll.
« Références » Histoire, 1996, 540 p.
6. Industrialisation et sociétés (1880-1970). L’Allemagne,
Paris, Ellipses, 1997, 128 p.
7. Industriels et banquiers français sous l’Occupation
: la collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris,
Armand Colin, coll. « Références » Histoire,
1999, 661 p.
8. L’histoire contemporaine sous influence, Paris, Le temps des
cerises, 2004, 145 p., 2e édition (1e, 120 p.)
9. Le Choix de la défaite : les élites françaises
dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2006, 671 p.
Plus de nombreux articles et communications disponibles sur le site
10. L’intégration européenne de la France. La tutelle
de l’Allemagne et des États-Unis, Pantin, Le temps des
cerises, 2007, 108 p.
http://www.historiographie.info/menu.html