Le drapeau blanc de l'armistice. Evènements du 7 novembre 1918
Par Arnaud Flament

Drapeau blanc

 

Voici ce récit tel que je l’ai plusieurs fois entendu des lèvres de ma grand-mère maternelle, Mme Gabrielle Keller, née Bachelart, à l’époque très jeune mariée à celui qui devint beaucoup plus tard mon grand-père, M. Henri Keller, citoyen suisse.
Il est clair que la valeur de ce récit réside essentiellement dans le fait que ma grand-mère fut le témoin oculaire direct d’un évènement historique … en même temps que la victime, ô combien consentante, d’un larcin dont la nature a excité la curiosité des historiens, en tout cas ceux que la petite histoire intéresse.    
 
L’action se passe dans la ville de Fourmies (Nord), située à quelques kilomètres de la frontière belge, en face de Chimay.
Fourmies s’était trouvée très rapidement occupée par les troupes allemandes dès le début de la Grand Guerre tandis que mon grand-père, qui n’était évidemment pas mobilisable en France, avait été instamment prié par l’armée suisse de revenir au pays pour remise en forme physique et entraînement militaire urgent : la neutralité n’excluait pas la prudence… 
 
Je ne sais plus si mon grand-père avait été libéré de ses obligations militaires helvétiques et avait pu rejoindre Fourmies, son épouse et leur toute petite fille (devenue ma mère) avant la fin de la guerre. En tout cas il est clair qu’au moins son drapeau suisse était resté sur place, comme le montrera la suite de l’histoire.

Quoi qu’il en soit, le jeune ménage Keller-Bachelart avait habité jusqu’au début de la guerre une petite maison située au 14 rue des Carniaux (1) et, malheureusement pour la tranquillité de ma grand-mère chargée de veiller au grain pendant l’absence de son mari, cette maison avait été rapidement réquisitionnée telle quelle par les autorités allemandes pour le logement d’officiers supérieurs. 

Or, et pour l’intérêt du présent récit, il se trouve que la mère de ma grand-mère, Mme Berthe Bachelart, habitait au 25 rue des Carniaux, juste en face du N° 14, une maison bourgeoise dont deux chambres à coucher se trouvaient à l’étage, leurs fenêtres donnant sur la rue. Cette arrière grand-mère (que j’ai d’ailleurs bien connue) y avait donc tout naturellement hébergé sa fille, Mme Keller, qui pouvait ainsi commodément surveiller de haut à travers ces fenêtres les allées et venues de l’occupant dans sa propre maison située en face : dire qu’elle craignait le pire quant à la préservation de ses meubles et objets familiers réquisitionnés avec la maison serait peu dire.

Voici donc les événements dont ma grand-mère fut le témoin et qui se passèrent de l’autre côté de la rue, tandis qu’elle s’était  prudemment dissimulée derrière les voilages d’une des fenêtres de son “observatoire“ dans la matinée du 7 novembre 1918 :

Trois voitures autour desquelles s’agitaient des officiers supérieurs allemands stationnaient en file dans la rue. Sur la première voiture un militaire était en train de fixer un long bâton en haut duquel une grande étoffe blanche avait été attachée : un drapeau blanc !  
Ma grand-mère eut immédiatement le pressentiment que cet article ne faisait pas partie de la dotation réglementaire des troupes du Kaiser, mais avait bel et bien été dérobé chez l’habitant, autrement dit chez elle…

Récupérant sa maison quelques temps plus tard (pour cause de Victoire !), ma grand-mère trouva dans un coin le drapeau suisse naturellement cher à mon grand-père, mais privé de sa longue hampe de bambou. Un rapide inventaire  dans l’armoire à linge lui permit aussi de trouver l’origine du drapeau blanc : il s’agissait d’un drap de lit en lin provenant du trousseau du jeune ménage Keller-Bachelart et brodé comme il se doit aux initiales “KB“ entrelacées.
 Ma femme et moi-même possédons toujours par héritage quelques immenses serviettes de table damassées provenant de ce même trousseau et brodées des mêmes initiales.

En résumé, les plénipotentiaires Allemands passèrent donc les lignes françaises pour la première fois à l’aide d’un drapeau blanc confectionné à partir de la hampe d’un drapeau suisse et d’un drap de lit de ma grand-mère maternelle brodé aux initiales de la famille…

Ma grand-mère terminait toujours son récit en précisant qu’elle n’avait pas cru devoir inclure la perte de ce drap dans son dossier de dommages de guerre, trop heureuse d’offrir ce trophée à la France.
 
Épilogue :

Ce n’est qu’à la nuit tombée, à 20h20 très précisément, que les voitures allemandes traversèrent les lignes françaises, exactement à Haudroy, près de La Capelle (Aisne), et rencontrèrent pour la première fois dans cette ville à la Villa Pasques les autorités militaires françaises chargées de les accueillir…, mais ceci est une autre histoire, beaucoup mieux connue, et qui est devenue l’Histoire de la Grande Guerre.

Pour en terminer avec le témoignage verbal de ma grand-mère, Mme Keller, j’ajoute qu’une émission de télévision de la série diffusée de 1956 à1966 “La caméra explore le temps“  d’André Castelot, Alain Decaux et Stellio Lorenzi lui fut consacrée. Ma grand-mère y fut alors interviewée  sous les projecteurs de la TV.
À nouveau assise dans son “observatoire“, c'est-à-dire dans la chambre à coucher du premier étage du 25 rue des Carniaux, à la place même d’où elle avait été le témoin des évènements de la matinée du 7 novembre 1918, elle raconta une fois de plus l’histoire que je viens d’écrire. Pendant ce temps une autre caméra filmait à travers la fenêtre la maison d’en face, le 14 rue des Carniaux, d’où ce fameux matin partit, avec le drap blanc brodé HK, un énorme soupir de soulagement pour beaucoup de monde …

Je n’ai pas conservé en mémoire la date de la diffusion de l’émission de TV  mentionnée ci-dessus. Cependant je possède un cliché de ma grand-mère surprise dans le vif de son récit devant les caméras ; j’avais en effet photographié l’écran du récepteur de TV familial pendant la retransmission de l’émission en question... bien sûr suivie par toute la famille – Hélas, le magnétoscope n’existait pas à l’époque.

Informations complémentaires :

Un article d’André Castelot intitulé “L’armistice de novembre 1918 d’après des dépositions inédites“ et publié dans la revue Historia N° 240 – novembre 1966 mentionne brièvement l’intervention de ma grand-mère dans cette histoire (P. 45):
« …Bientôt, cahotant sur la route défoncée, le convoi allemand, phares allumés, trouant la nuit pluvieuse et le brouillard, s’arrête devant les avant-postes. Chacune des trois voitures arbore un drapeau blanc confectionné avec des draps de lit pris chez Mme Keller, une habitante de Fourmies. »
Le même article comporte une photo de l’une des voitures allemandes avec son drapeau blanc.

Pour en savoir plus sur les trois voitures des plénipotentiaires allemands et leurs drapeaux blancs, il est utile de s’intéresser au colonel Lhuillier, à l’époque jeune capitaine de 25 ans, chargé de recevoir au point de passage convenu, à Haudroy, les négociateurs ennemis.
Aller sur Google – Taper : capitaine lhuillier , puis sélectionner l’article “Capitulation 1918“
On trouve sur ce site la reproduction d’un article de la revue l’Illustration N° 3950-3951, 16 – 23 novembre 1918 intitulé : “La capitulation allemande“, par Gustave Babin.
L’article en question comporte notamment la photographie des trois voitures allemandes, chacune étant munie de son drapeau blanc.

Réflexions

Ma grand-mère ne parlait que d’un seul drap de lit manquant dans son armoire, mais à partir d’un seul drap il était facile de confectionner les drapeaux des trois voitures. Les photographies mentionnées ci-dessus et prises évidemment le lendemain, de jour et dans les lignes françaises, montrent en effet que chacun de ces drapeaux était d’une taille très inférieure à celle d’un drap de lit.
Un article paru dans le quotidien La Voix du Nord au lendemain du décès du colonel Lhuillier apporte une précision nouvelle sur le drapeau blanc. La coupure de journal en ma possession n’est pas datée, mais le capitaine Lhuillier étant âgé de 25 ans en novembre 1918 et de 82 ans à son décès suivant l’article, il est facile de calculer que cet hommage a dû paraître en 1975. J’extrais le passage suivant de cette coupure de journal :
“… La nappe damassée qui avait servi de drapeau blanc avait été conservée par le lieutenant Arthaud qui en avait fait don au capitaine Lhuillier, … le capitaine Lhuillier garda la précieuse relique qu’il avait fixée à la tête de son lit.“

Comme il est évident qu’entre Fourmies et Haudroy, entre les lignes allemandes et françaises, c'est-à-dire en plein champ de bataille, il ne devait pas être facile de trouver une nappe damassée, il est à craindre que ladite nappe ait également été extraite du trousseau de ma grand-mère qui ne s’en est jamais aperçue. Je pense personnellement qu’il s’agissait plutôt d’une de ces gigantesques serviettes de table dont ma femme et moi possédons encore quelques exemplaires, comme mentionné précédemment.

Autrement dit, les plénipotentiaires allemands avaient probablement pris toutes leurs précautions et prévu une “pièce de rechange“ qui fut utilisée à un moment ou à un autre en guise de drapeau blanc…, car on n’est jamais trop prudent en pareilles circonstances !


Photo de “l’observatoire“  N° 25 rue des Carniaux (aujourd’hui rue Edouard Verpraert)  
Cette maison est restée à ce jour telle qu’elle était en 1918.

 

          
    Photo de la maison N° 14 rue des Carniaux (aujourd’hui rue Edouard Verpraert), crépie après la deuxième guerre mondiale et qui a complètement perdu son aspect d’origine. Sa façade était en effet dans le même style que celle du N°25, c'est-à-dire en briques rouges et pierres bleues.  
Cette maison n’a jamais porté de plaque commémorative des évènements du 7 novembre 1918.


Photo des trois voitures allemandes (tirée de l’article de l’Illustration N° 3950-3951, 16 – 23 nov. 1918).

(1) Aujourd’hui rue Edouard Verpraert – La maison a été revêtue de crépi après la deuxième guerre mondiale et a perdu l’aspect traditionnel des maisons de Fourmies construites en briques rouges et pierres “bleues“ locales.            

Pour en savoir encore plus, consulter les sites Internet :
 « Monument de la Pierre d’Haudroy »
 « Villa Pasques »

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