Mémoires de vétérans soviétiques
Par Jean-François Jacquin

Nikolai Egorovitch Mogoutchev
Collection J-F Jacquin

Citations

 

 

Jean-François Jacquin est un passionné du Front de l’Est, surtout du côté soviétique, et il a pour cela une excellente raison :  Son épouse est Russe ce qui ne manque pas de lui donner accès à des vétérans et des descendants de vétérans.
Lors d’un week-end, il a rencontré Nadia, la fille de deux vétérans, son père et sa mère ayant combattu en 1941-45. Grâce à sa traductrice préférée - Rimma Alfredovna Netchaeva - il a eu l’amabilité de nous en donner le récit. HistoQuiz l’en remercie.
Daniel Laurent


Anna Ivanovna Mogoutcheva (ah, ces noms slaves interminables !)

Ayant terminé l’école d’infirmière au printemps 43, elle a logiquement rejoint l’armée dans le secteur central peu avant la bataille de Koursk.

Ayant le choix entre un poste dans les hôpitaux de l’arrière ou sur la ligne de front, elle a choisi les hôpitaux (18 ans à l’époque).

Le problème était alors que les rations alimentaires (souvent américaines en 1943) étaient plutôt distribuées aux premières lignes qu’à l’arrière (pour la petite histoire, l’arrivée soudaine de rations en abondance dans les tranchées de première ligne signifiait généralement une attaque le lendemain).

Le personnel à l’arrière était de son côté souvent sous-alimenté.
Préférant avoir le ventre plein, et n’ayant qu’une faible idée des réalités du champ de bataille, elle s’est fait muter dans les postes de premier secours comme infirmière.

La réalité l’a vite rattrapée.
Aller chercher des gars dans les trous d’obus ou de bombes, dans lesquels il ne reste souvent plus que de la bouillie, porter des soldats mourants, parfois sur son dos selon l’urgence...

Les soldats sur le front de l’est ne pesaient pourtant pas lourd ; pas d’obèses ni chez les Soviétiques ni chez les Allemands.
La technique pour extirper un soldat d’un cratère de plusieurs mètres de profondeur consistait à attraper le col de son manteau ou, s’il était roulé en boudin, de l’agripper comme une grosse corde.

Il fallait ensuite tirer petit à petit et éviter de tomber soi-même dans le trou, parfois plein d’eau, au risque d’y rester coincé.
Selon l’avancée des attaques, les infirmières retrouvaient aussi des blessés allemands également pris dans des trous d’obus et à moitié enterrés.

Il était plus difficile de les sortir, avec leur brelage compliqué.

Alors en attendant de l’aide : « Et bien, ton patron t’a dit de venir prendre la terre russe, mais qui a pris l’autre finalement ? ».
L’allemand comprenait rien bien sûr, mais au moins il restait conscient, ce qui était ensuite plus facile pour l’extirper de son trou.

Si elle pleurait au début devant tant de souffrances et de blessures affreuses, elle a fini par s’endurcir et a terminé la guerre décorée.



Son mari Nikolai Egorovitch Mogoutchev.

Le général Govorov (Front de Leningrad) cherchait un chauffeur.

La tradition dans l’armée soviétique voulait qu’on les prenne chez les hommes de belle prestance.

En effet, un chauffeur avait souvent un rôle d’agent de liaison, représentant ainsi d’une certaine manière son chef, et il était de bon ton qu’on en impose un peu aux collègues ou concurrents officiers, voire à ses supérieurs.

L’unité
( ?) était donc rassemblée devant Govorov attendant que celui-ci fasse son choix.
Il s’arrêta devant ce jeune homme de 17 ans alors, et lui demanda s’il savait conduire une voiture.

« Oui camarade général ! » claironna t-il.

Il fut alors désigné.

En fait il n’avait jamais conduit jusque là que des tracteurs agricoles.

Après les débuts qu’on imagine, et avec la complaisance amusée de son chef, il s’est très bien acquitté de sa tâche, et a terminé la guerre avec les médailles du « drapeau rouge », de l’« ordre national », et une troisième encore.

Govorov, tout en étant un excellent chef militaire, n’en était pas moins était un homme « généreux », dans le sens où lui arrivait souvent de trinquer avec les hommes de son état-major, chauffeur compris.

C’est dans ces conditions que ce jeune homme de 17 ans connut ses premières « bitures ».
Il fit toute la guerre, de fin 1941 à 1945 au même poste, échappant plusieurs fois de justesse à l’aviation et l’artillerie ennemies.

Ces deux modestes acteurs de la « grande guerre patriotique » se sont ensuite rencontrés après la guerre. Ils nous ont quittés il y a une dizaine d’années.


 

Sorokina Anna Ivanovna (Podoliak)
Née le 16 août 1922 village Sovetskoië district Leninskiï, région de Kazakhstan du Nord.

En juin 1941 j’ai terminé le lycée de Mitrofanovka, district de Kantemirovka dans la région de Voronej.
Après le bal d’adieu (la soirée organisée à la fin d’études après des examens du bac) notre classe est allée assister à la levée du jour (belle tradition pour les lycéens russes le dernier jour au sein de son école d’aller ensemble après la fête qui dure toute la nuit, aux champs, voir le levée du soleil.
Et le lendemain le 22 juin à midi à la radio on a déclaré la guerre.
J’ai été envoyée au 183e régiment de PVO. (unité de défense antiaérienne)
J’ai eu mon « baptême » du feu en juin 1942, pendant la défense de Voronej.
L’aviation d’ennemie bombardait sans arrêt, j’ai été le témoin de la destruction barbare de notre chère ville natale.
Le 4 juillet 1942 notre batterie se trouvait sur le pont de la voie ferrée qui traversait le Don, près de la ville Semilouki.
De l’autre côté de la rivière, à midi, les chars et les blindés allemands sont sortis de la forêt. Notre batterie a ouvert le feu à pointage direct.

Les Allemands ont commencé à tirer des obus de mortiers mais au début ont engagé une fausse batterie, celle que nous avons préparée à côté du nôtre.
Les forces n’étaient pas égales.
Nous avons eu beaucoup de blessés et de tués.
Malgré de grandes pertes, nous continuions à tirer sur les chars et fantassins.
Au bout de quelque temps un échelon avec des munitions est arrivé sur le pont. Il a été détruit, mais je ne sais pas quel camp l’a fait exploser (touché par les soviétiques, ou par un tir allemand malheureux. ndt).
En tout cas, suite à la déflagration, les troupes allemandes n’ont pas pu aller à la rive gauche.
Pendant cette bataille notre batterie a éliminé 7 chars, 3 avions, 3 camions de soldats, 1 batterie de mitrailleuse et plus qu’1 compagnie de fantassins.
Il nous est resté seulement 20 personnels sur 90.

Cet exploit de notre batterie est entré dans l’histoire de notre régiment et des troupes antiaériennes.
J’ai servi dans le 183e régiment antiaérien d’avril 1942 à mai 1943.
De mai 43 à février 44 – opérateur de 112e batterie SON-2 du même régiment. (3e division). De février 44 à novembre 44 dans le 254e régiment antiaérien qui avait le titre du Drapeau Rouge du 8 corps de PVO (défense antiaérienne) du front de Sud-Ouest.
En novembre 44 – dans 1083e régiment du 8 corpus de PVO du front du Sud-Ouest.
En février 45 – 395e unité de la division antiaérienne, 10e corps de PVO 1e Front Ukrainien jusqu’juin 1945.

Les batailles :
- Défense de Voronej
- Défense de la gare de Filonovo de la région de Stalingrad (nœud de chemin de fer) par le quel parvenaient des munitions pour Stalingrad.
- Riga (défense du pont de voie ferrée)
- Kazatin
- Breslau.

J’ai terminé la guerre à Breslau.

Décorations :
- Ordre de La Guerre Patriotique II degré
- Médaille « Pour le Courage Pendant la Batille »
- Médaille « Pour la Victoire sur l’Allemagne »
- Signe « Le parfait de la défense antiaérienne (grâce aux données de la 112e batterie 13 avions ont été descendus).
Staline a remercié personnellement (par écrit) chaque soldat de la batterie pour la prise de Breslau.

Au début il nous manquait des munitions, des fusils, des obus...
Quand nous avons traversé la frontière (ndt), chaque soldat a reçu un nouvel uniforme et une nouvelle arme automatique. Nous avions également des pièces beaucoup plus performantes qu’avant (pièces de D.C.A. ndt).
Les relations entre des soldats et officiers étaient bonnes, les officiers n’humiliaient pas des soldats, bien au contraire, et surtout les jeunes filles étaient très respectées. Les filles faisaient la même chose que des garçons : elles faisaient la garde de nuit, nettoyaient des armes etc.
Plusieurs fois nous avons accueilli des groupes d’artistes qui venaient nous donner des concerts, mais nous savions nous distraire nous-mêmes : le commandant de notre batterie jouait l’accordéon, on chantait, dansait, faisait des concerts avec nos propres moyens.

Nos alliés (les anglais) nous avons envoyé une nouvelle station du pointage.
Ça nous a permis de descendre plus facilement de nuit les avions ennemis.
Les alliés nous fournissaient des pièces d’artillerie, de vêtements, des produits alimentaires : conserves, chocolat, (les filles recevaient du chocolat au lieu du tabac car elles ne fumaient pas).
Parmi nos combattants il y avait des gens des différentes nationalités : ukrainiens, géorgiens, arméniens, biélorusses, kazakhs, ouzbeks, juifs, mais on ne se distinguait jamais, c’était une vraie amitié.
Quand nous avons eu une nouvelle station de pointage les filles titulaires du bac ont été choisies parmi les autres pour pouvoir l’utiliser, car elle était assez compliquée.
Moi, j’ai été mutée aussi, comme transmetteur.
Le commandant de cette batterie s’appelait Sorokine, c’était mon futur mari.
J’ai attiré son attention tout de suite, mais moi je restais toujours distante. (Il faut dire que les relations entre les femmes et les hommes au front étaient très correctes, pas de relations proches).
Et c’est seulement après la guerre que nous nous sommes mariés, nous avons élevé 3 enfants. Nous avons vécu ensemble 51 ans.

La nourriture était correcte.
Au front les gens mangeaient mieux qu’à l’arrière. On nous changeait souvent l’uniforme, on voyait que nous étions en première ligne du front.
Au début de ma vie militaire je devrais être dans la batterie où des pièces d’artillerie devaient être comme des « Katiouchas» mais je ne sais pas pourquoi ils n’ont pas été fabriqués et j’ai été transférée dans une autre batterie en tant que décodeur.
Après j’ai été envoyée pour un mois en formation de transmetteurs.
Il n’y avait pas assez de stations de transmission, c’est pourquoi souvent nous, les filles – transmetteurs servions de téléphonistes, éclaireurs, faisions la garde à égalité avec les hommes.
C’était dur, mais nous acceptions toutes les difficultés comme évidence, le but premier était pour nous de vaincre à tout prix l’ennemi.
J’ai travaillé aussi à la station de pointage SON –2 comme opérateur d’azimut. Nous trouvions des avions par l’impulse et puis transmettions nos données aux batteries des canons qui à leur tour descendaient les avions.
A Kazatino je souffrais de malaria mais je n’avais pas le temps d’aller au service de santé, dès que la crise passait je me mettais à effectuer mes taches de combat.
Je ne me souviens pas de cas de désertion.

Nous ne pensions pas aux récompenses non plus : le principal c’était d’en finir avec un ennemi hostile.
A la fin de la guerre nous avions le bon moral, tout le monde sentait la fin de la guerre, il n’y avait ni déserteurs ni traîtres.
Quant nous passions sur notre territoire, la population nous accueillait avec chaleur, elle nous donnait à manger, surtout les filles–soldats étaient bien accueillies, les gens avaient beaucoup de compassion pour nous : les femmes dans les combats !
Quand nous avons franchi la frontière de la Pologne, les civils avaient peur que nous demandions à manger, ils disaient : « On a rien, l’Allemand à pris tout ».
Mais nous avions assez de nourriture et les laissions tranquilles.

Quand nous sommes arrivés en Allemagne c’étaient des villages et des villes vides nous ont accueillis.
Tout le monde était parti. Au moment de ma démobilisation je me souviens de 2 femmes allemandes qui sont rentrées dans leurs maisons.

Une de nos filles parlait bien l’allemand. Et quand elle a commencé à parler de toutes les cruautés des fascistes sur notre territoire, les pauvres Allemandes n’arrivaient pas à le croire, elles pleuraient.
A Kazatino je participais personnellement aux fouilles de 2 tombes communes où se trouvaient des cadavres de femmes, d’enfants, de vieux. Tous avaient été fusillés.
Ce qui nous a frappés c’était le fait que les cheveux de tous ces gens étaient blancs, même chez les enfants.

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