Le Calvaire de la République de Weimar
Par Roger Lenevette et Daniel Laurent

Ebert

Malgré la fascination exercée par Hitler sur les foules germaniques, malgré le dynamisme des chefs nazis et le caractère outrageusement démagogique de leur propagande, le " phénomène hitlérien " n'aurait pu s'affirmer en Allemagne avec une rapidité aussi foudroyante si le terrain politique et social de l'époque n'avait pas été de nature à favoriser l'éclosion d'une idéologie qui ne tardera pas à se révéler néfaste.

La République de Weimar était née au lendemain de la grande guerre, dans le chaos d'une révolution improvisée et manquée. Cette République impopulaire était la mal aimée de la nation, depuis la base jusqu'au sommet de la pyramide sociale.
Les gens du peuple la supportaient tant bien que mal. Mais la haute bourgeoisie lui était franchement hostile, de même que les chefs militaires, les gradés, voire les hommes de troupe (ceux du moins qui avaient survécu aux closes du traité de Versailles réduisant à quelque 100 000 hommes les effectifs de l'armée). Dès lors, étant donné l'hostilité populaire et l'anarchie larvée, il apparaissait clairement que le régime républicain, déjà vacillant, était condamné à moyen terme. D'autant plus que bientôt la propagande nazie, profitant d'un contexte politique exceptionnellement favorable, commencera à faire des ravages. Diverses catégories sociales y seront particulièrement sensibles, car le langage des agitateurs nazis ne fait qu'exprimer bien souvent les convictions refoulées d'un grand nombre de citoyens allemands.

" L'effondrement de 1918, notent H. Mau et H. Krausnick, avait ruiné dés le départ toute chance de dégager le principe commun capable de concilier les antagonismes politiques. La République s'affrontait à des ennemis qui commençaient invariablement par mettre en cause l'essence même de l'Etat"

La légende du "coup de poignard dans le dos " (Dolchstoss), propagée dès la signature de l'Armistice du 11 novembre, continuait de faire son chemin, tout en utilisant les rancunes populaires. Nombre de citoyens allemands issus de milieux divers étaient convaincus en effet, que leur armée victorieuse (puisque à la fin de la guerre elle se trouvait toujours en territoire ennemi) avait été vendue par une poignée de traîtres.

Propos mensongers et qui n'avaient en réalité aucune valeur. Au seuil de l'hiver 1918-1919, bien qu'aucune troupe étrangère n'aie en effet foulé le sol allemand, l'armée du Reich était vaincue, et bien vaincue. La poursuite du combat eut été une folie. Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter aux principaux événements ayant précédé la signature de l'Armistice.

Au début du mois d'octobre 1918, le front occidental apparaissait sur la carte de la manière suivante :
Gand, Valenciennes, Maubeuge, la Meuse. Et bien que les positions allemandes n'aient pas été enfoncées, un certain fléchissement déjà sensible se manifestait chez nos adversaires.

De l'autre côté de la barricade, le cœur n'y était plus. Le ravitaillement des forces combattantes devenait de plus en plus irrégulier. Les stocks de l'armée s'épuisaient, tandis que les Américains pour qui la guerre ne faisait que commencer, amenaient sans cesse des troupes fraîches et du matériel. Le moral des Allemands s'en trouvait sérieusement affecté. Leurs chefs militaires les plus optimistes estimaient que la Reichswehr ne tiendrait guère plus de deux mois. Le général Von Ludendorff, commandant en chef des forces armées, qui avait la réputation d'un " jusqu'au boutiste ", confiait à ses intimes qu'il faudrait envisager la fin des hostilités avant la Noël…

Dans la première quinzaine d'octobre, le Reich avait demandé aux Etats-Unis, par l'intermédiaire du gouvernement de Bade, l'arrêt des combats. Mais les conditions posées par les alliés de l'Entente furent jugées inacceptables par les grands chefs militaires, tels le maréchal Von Hindenburg et le général von Ludendorff.

Ceux-ci estimaient qu'étant donné les exigences des alliés, exigences inacceptables avec " l'honneur de l'armée allemande ", la poursuite de la lutte devenait une impérieuse nécessité. Mais ils savaient parfaitement dans leur for intérieur, que la guerre était perdue irrévocablement. La poursuivre, cela signifiait donc prolonger inutilement un massacre devenu sans objet.
Pourtant les chefs responsables préféraient cette solution insensée plutôt que de s'incliner devant une défaite désormais évidente. Les généraux allemands faisant partie du grand état-major étaient d'autant plus enclins à fuir leurs irresponsabilités que le Président Wilson avait déclaré sans ambages qu'il n'accepterait de négocier le traité de paix qu'avec un gouvernement allemand qui représente vraiment le peuple. Condition préalable mettant tout naturellement en cause la monarchie.

Le 17 octobre, un conseil extraordinaire s'était réuni sous la présidence du chancelier du Reich.
Le général Von Ludendorff, chef des armées de terre et l'amiral Sherr, commandant la flotte, assistaient à cette réunion.
- Ludendorff. Etant donné les conditions qui nous sont posées, nous sommes forcés de dire à l'ennemi que ces conditions, il devrait d'abord les gagner sur le champ de bataille.
- Le Chancelier. Fort bien. Mais quand il les aura gagnées, ne nous imposera-t-il pas des conditions encore pire ?
- Ludendorff. Cela n'est pas concevable. Les conditions exigées ne peuvent être pires.
- Le Chancelier. Je ne suis pas d'accord avec vous. Elles seront infiniment plus dures lorsque l'ennemi aura envahi l'Allemagne.

Mise au point irréfutable. Et pourtant, ni le commandant en chef des forces armées, ni l'amiral de la flotte ne voulurent entendre raison. Ils préféraient combattre jusqu'au " dernier homme " plutôt que d'endosser la responsabilité d'une défaite à laquelle ils avaient pourtant largement contribué.

" Le désastre militaire " ? Cela ne nous concerne plus, disaient les chefs de l'armée.

Que messieurs les civils s'en arrangent. Qu'ils se compromettent seuls, sinon, c'est la guerre à outrance. C'était une manière de dire : " Pourvu que l'arrière tienne ! "

Mais l'arrière fléchissait à son tour. Le spectre de la défaite troublait le sommeil des bourgeois, des fonctionnaires, des affectés spéciaux, des grands pourvoyeurs de matériel de destruction. Les sujets de Guillaume, échappés au casse-pipes, commençaient à trembler, tandis que la Kaiser lui-même bouclait déjà des valises.

Le sous secrétaire d'Etat Stoff ne cherchait même plus à dissimuler la gravité de la situation créée à l'intérieur du Reich.
" Le moral du peuple allemand, déclara-t-il est tombé très bas. C'est la conséquence de notre désastre militaire… ".
Ainsi, tandis que sonnait l'heure de vérité, civils et militaires se renvoyaient la balle.

Le Maréchal von Hindenburg, chef nominal du haut commandement, qui, quelques semaines auparavant, avait déclaré :
" La capitulation militaire est inacceptable pour nous, Soldats ! " et qui, pendant deux ans, avait imposé sa volonté à l'Allemagne, remit sa démission à Guillaume II le 26 octobre 1918. Il renouvelait ainsi, à sa manière, le geste du procureur de Judée.

Dès le lendemain, une nouvelle offre de paix fut faite par l'Allemagne aux U.S.A. Le Président Wilson renvoya alors les allemands au général Foch pour négocier les conditions d'un arrêt des hostilités sur le front occidental. Etant donné cependant l'attitude des chefs militaires qui ne cherchaient qu'à esquiver leurs propres responsabilités, le gouvernement du Reich décida de confier la présidence de la délégation des plénipotentiaires à un homme politique, Mathias Eerzberger. Celui-ci devra bientôt payer de sa vie cet honneur redoutable.

Pour mieux comprendre la suite des événements, il convient d'évoquer brièvement ceux de l'année précédente.

La Révolution Russe d'octobre 1917 avait eu en Allemagne une résonance profonde. Ses répercussions y furent beaucoup plus considérables que partout ailleurs. Cette année là, dés le mois de novembre, il y eut des fraternisations entre les éléments des deux armées ennemies. Des soldats russes, drapeau rouge en tête, se portaient sans armes, au devant des tranchées germano-autrichiennes et tendaient leurs bras à ceux d'en face. On vit alors des soldats allemands, autrichiens, hongrois, sortir à leur tour des tranchées boueuses et, malgré les imprécations des officiers, aller à la rencontre des hommes sur lesquels ils avaient tiré quelques minutes auparavant. Dans un élan irrésistible, ces hommes, dressés les uns contre les autres sans savoir pourquoi, s'étreignaient à présent …. C'était donc pour en arriver là ?

En dépit des sanctions sévères, les fraternisations entre combattants se multipliaient. Cependant des troubles éclataient à l'intérieur du Reich. Les 18 et 25 novembre 1917, de grandes manifestations populaires eurent lieu dans les villes allemandes, notamment à Berlin où le peuple réclamait (déjà) l'arrêt des hostilités.

Les dures épreuves imposées par la guerre aux populations civiles, les privations, les souffrances et les deuils, la lassitude provoquée par un conflit interminable étaient à l'origine de ces troubles dont l'impitoyable répression policière (donnant l'avant goût de la future gestapo) ne pouvait venir à bout.

Dès la fin de 1914, le député socialiste Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, qui militaient au sein du parti social-démocrate avaient fondé la ligue spartakiste (Spartacus Bund). Celle-ci prêcha la primauté de la lutte des classes et se livra, dans les milieux ouvriers, à une immense propagande pour la paix et contre la guerre.

Ainsi se trouvaient justifiés dans une certaine mesure les calculs de Léon Trotsky, fondés sur la contagion révolutionnaire des Empires centraux. En fait les plans des bolcheviks russes ne furent déjoués que par la réaction brutale de la droite conservatrice allemande ainsi que nous le verrons plus loin.

Mais revenons à octobre 1918. En ce début d'automne, les mauvaises nouvelles affluaient de toutes parts dans la capitale du Reich. Soulèvement des marins de la flotte, mutinerie au sein de l'armée, certaines unités refusant de monter au front, il avait été question de mobiliser quelque 300 000 " affectés spéciaux ", mais les autorités compétentes, y renoncèrent finalement.

A quoi bon ? La partie n'était-elle pas déjà jouée ? Max, chef du gouvernement de Bade suggérait à présent l'abdication de l'empereur Guillaume II. Cela faciliterait l'engagement des pourparlers avec les puissances de l'Entente.

Dès le 7 octobre, les spartakistes avaient réunis une conférence nationale à laquelle ils avaient convoqué les représentants des partis de gauche de Brême et de Hambourg. Le mot d'ordre lancé à l'issue de la conférence était le suivant : " Constituer partout des Conseils d'ouvriers et de soldats ". L'assemblée précisait en même temps les objectifs essentiels du mouvement révolutionnaire : Levée de l'état de siège, libération des prisonniers politiques, réduction de la journée de travail, nationalisation des banques, des mines, des usines sidérurgiques, de la grande et moyenne propriété foncière ….
La conférence décida enfin que la République socialiste allemande serait solidaire de la République soviétique russe.

Ainsi donc, à la veille de l'armistice de novembre, l'Allemagne était non seulement vaincue, mais elle s'orientait de surcroît vers un régime communiste, tel que l'avait conçu Karl Marx et Vladimir Lénine.

L'amiral Scheer, en accord avec l'amirauté allemande, décida fin octobre 1918, que la flotte de haute mer, pratiquement bloquée par la Royal-Navy, tenterait une ultime sortie. Décisions surprenantes dont personne n'entrevoyait les raisons sérieuses. De l'avis des stratèges les plus qualifiés, cette sortie de la flotte ne s'imposait nullement.

Dans la meilleure des hypothèses, l'amiral Sheer ne pouvait espérer qu'un " succès de prestige ", une sorte de " baroud d'honneur ".

Les marins, quand à eux, ne s'y sont pas trompés. Cette manœuvre désespérée traduisait la volonté des militaires " jusqu'aux boutistes " de prolonger bien inutilement une guerre déjà perdue sans rémission. On colportait à bord des navires le mot d'un officier : " plutôt la mort dans l'honneur qu'une paix honteuse ". Mais les matelots qui n'entendaient pas jouer aux desperados, étaient d'un avis différent.

L'ordre d'appareiller fut donné le 29 octobre. On essaya vainement de faire croire aux hommes qu'il s'agissait de " simples exercices ". Personne n'en fut dupe et le départ fut saboté par les matelots eux-mêmes. Les soutiers des croiseurs " Thuring " et " Lelgoland " laissèrent s'éteindre les feux. Quand au " Markgraf ", troisième croiseur de l'escadre, il resta lui aussi, immobilisé dans la rade. Les matelots avaient simplement oublié de lever l'ancre.

En d'autre temps, des actes de désobéissance aussi flagrants eussent entraîné une comparution devant le conseil de Guerre dont la sentence était aisément prévisible. Aux restes, les exécutions sommaires de 1917 étaient encore présentes dans toutes les mémoires. Mais bien des événements se sont produits depuis, et maintenant le souvenir de la Révolution d'Octobre à laquelle avaient participés activement les marins de Cronstadt demeurait tout aussi vivace, même en Allemagne.

L'amirauté renonça donc aux mesures de coercion d'autrefois, estimant qu'elles n'arrangeraient rien. Elle se contenta de faire appel à l'infanterie de marine pour tenter de rétablir l'ordre. Quelque quatre cents marins furent arrêtés, débarqués et emprisonnés dans les ports de l'Allemagne septentrionale. Mais les marins avaient quand même gagné la partie puisque l'appareillage de la flotte fut rapporté.

Cependant l'épuration se poursuivait parmi les équipages sans ralentir pour autant la progression du mouvement révolutionnaire. Celui-ci ne faisait au contraire que gagner du terrain. Entre marins et ouvriers des chantiers navals, les contacts se multipliaient. Les travailleurs de l'arsenal se mirent en grève et des manifestations de masse furent organisées dans les grands ports tels que Hambourg, Wilhelmshaven, Bremerhaven.

Les colonnes de manifestants précédés de drapeaux rouges se dirigèrent vers les bâtiments pénitenciers pour exiger la libération immédiate des marins emprisonnés. Des groupes de cadets (élèves officiers) ouvrirent le feu sur les manifestants et il y eut parmi ces derniers de nombreuses victimes.

En dépit de cette répression sanglante, Kiel tomba aux mains des insurgés dans les premiers jours de novembre.
Les officiers incapables de se faire obéir et craignant pour leur vie furent obligés de se cacher. L'infanterie opposée de la marine refusa de tirer.

Sur l'initiative du Secrétaire d'Etat Haussmann, le député socialiste Noske fut envoyé sur place, avec mission secrète d'endiguer le mouvement révolutionnaire. Mais les habiletés de Noske, pratiquant le double jeu, étaient déjà largement dépassées par les événements.

Le 5 novembre, la révolution gagne Lübeck et Hambourg. La flotte allemande (à l'exception d'une trentaine de sous-marins) est en pleine insurrection. Le 6 et le 7, les villes de Brême et de Munich se joignent au mouvement.
Et partout se constituent les " Soviets " (Conseils) de marins, de soldats, d'ouvriers … Les masses allemandes, saisies d'une frénésie subite, semblent emboîter le pas aux bolcheviks russes.

Dès le 4 novembre, une grande démonstration avait été organisée à Stuttgart à l'initiative de la Ligue spartakiste. Quelque 30 000 grévistes se joignirent aux soldats de la garnison pour conspuer le régime impérial.
Des Conseils d'ouvriers et de soldats furent constitués, qui établirent sans tarder leur programme de
revendications en " treize points ".
En tête de ce programme figurait les exigences suivantes : Armistice immédiat et abdication de Guillaume II.

Les " Conseils " réclamaient en outre la dissolution du parlement (Reichstag) et de la chambre fédérale (Landtag).
Enfin les " Soviets " allemands se déclaraient prêts à prendre le pouvoir et à négocier avec les alliés de l'Entente les conditions d'un traité de paix. En attendant le nouveau gouvernement serait formé avec la participation des délégués élus des ouvriers, des soldats et des travailleurs agricoles.

Le gouvernement de Berlin menaçait d'écraser par la force les mouvements séditieux. Mais cette force n'existait plus que dans l'imagination de quelques dirigeants d'un régime d'ores et déjà condamné. L'armée de terre et de mer était intoxiquée par l'idéologie marxiste et la police s'avouait impuissante devant le mouvement de masse d'une telle ampleur.

Au début de novembre, le journal progressiste " Vorwärts " (En avant) publia deux appels. Celui du gouvernement qui exhortait au calme les masses populaires, tout en insistant sur les concessions déjà accordées ; celui des députés majoritaires qui, faisant état de la libération du social-démocrate Liebknecht, réclamait l'abdication de l'empereur. Mais ces appels demeurèrent sans écho.

Entre temps Karl Liebknecht et Kurt Eisner avaient entraîné dans la lutte des dizaines de milliers d'ouvriers et de soldats.
Et ceux qui étaient revenus du front prêtaient une oreille complaisante aux leaders sociaux-démocrates, et notamment aux chefs de file tels que Scheidemann et Ebert. (Ce dernier deviendra président de la République de Weimar quelques mois plus tard)

Le 9 novembre, tandis que la capitale allemande était la proie de l'émeute, Guillaume II signait son abdication et s'enfuyait en Hollande, abandonnant son pays en plein chaos. La Constitution de Weimar sera proclamée le 11 février 1919, après l'élection de son premier président Friedrich Ebert. Mais six mois plus tard, un caporal autrichien totalement inconnu de tous, un certain Adolf Hitler, adhérait au " parti ouvrier allemand ", tout aussi inconnu…

Telle fut donc la genèse du fameux " coup de poignard dans le dos " asséné à l'armée allemande " victorieuse " de 1918. Un slogan imbécile, qui ne résiste à aucun examen objectif et qui pourtant repris à son compte par le maréchal Von Hindenburg, par le général Ludendorff, ancien combattant en chef et enfin par le caporal lui-même, qui saura l'exploiter à fond, avec un succès à peine croyable.

Mais en ce début d'année 1919, tandis que la révolution marxiste se poursuivait cahin-caha, la République de Weimar, enfantée dans l'anarchie, s'engageait maintenant sur le long chemin du calvaire. Il lui faudra quatorze années pour arriver au bout.

Les événements révolutionnaires avaient plongé dans la stupeur la bourgeoisie et les classes privilégiées d'Allemagne.
Celle-ci avait redouté l'instauration d'un régime soviétique à la mode russe. Les seigneurs féodaux, les hobereaux prussiens, les grands magnats de la finance et de l'industrie avaient tremblé non seulement pour leurs privilèges et leurs biens mais encore pour leur vie. Car ils n'ignoraient rien de la Tchéka bolcheviste. Le réveil de la réaction n'en sera que plus brutal et la vengeance des seigneurs plus terrible.

C'est là précisément que réside la différence fondamentale entre les deux révolutions de l'époque. En Russie, ce furent les masses déshéritées qui, sous la conduite de Lénine et de ses compagnons bolcheviks, avaient réussi à réduire à l'impuissance les classes dominantes. Par contre en Allemagne, sous la République de Weimar, c'est exactement l'inverse qui se produira. (Avec cette particularité toutefois qu'en fin de compte, il n'y aura ni gagnants ni perdants)

Il convient d'ajouter qu'au lendemain de la guerre de 1914, les méthodes terroristes auxquelles avaient eu recours les allemands (avant que la Gestapo ait été créée) étaient totalement différentes de celles des Russes.
Aux exécutions massives de la Tchéka soviétique (Commission extraordinaire pour la lutte contre le sabotage et les ennemis de la Révolution dirigée par Djerzinsky) les contre révolutionnaire allemands avaient préféré les moyens plus sélectifs de la " Sainte-Vebme ".

C'était une organisation déjà ancienne et spécifiquement germanique. (L'activité de la Velme remonte à l'Europe centrale au Moyen Age. Il s'agissait de tribunaux secrets dont la juridiction était essentiellement extra-légale)

Déjà au XIV° et XV° siècle, il existait des tribunaux des clandestins de la Vehme ou (Cours Vehmiques) d'ailleurs reconnues et soutenues par l'empereur, et l'on vit même siéger au banc des juges, des prélats de l'Eglise. (Ce fut le cas notamment de l'archevêque de Cologne participant aux délibérations de Cour vehmique de Westphalie). Les sentences prononcées en dernier ressort étaient exécutées aussitôt, de préférence la nuit, car la discrétion dans ces cas était de règle. Les condamnés à mort étaient pendus, souvent poignardés par les initiés qui enterraient leurs victimes avec l'arme ayant servi pour les tuer.

Cette institution presque oubliée devait renaître en Allemagne à l'occasion de la défaite et des troubles révolutionnaires de 1918.
La période d'après guerre fut néfaste pour les classes privilégiées mais surtout pour les masses laborieuses. Celles-ci furent frappées avec une rigueur particulière, car à la guerre succéda une inflation galopante. Bientôt les travailleurs salariés, les fonctionnaires et même les petits bourgeois furent menacés par la famine.

Malheureusement, chaque désastre national engendre des fortunes scandaleuses, généralement édifiées sur la misère du peuple. C'est ainsi que l'on vit surgir en Allemagne, en plein désastre national, de nouveaux riches, des spéculateurs de toutes sortes qui profitaient de la disette et du malheur de leurs compatriotes, de façon éhontée Et bien entendu tous ces profiteurs du désastre avaient intérêt à se joindre à la droite conservatrice pour étouffer le mouvement révolutionnaire déclenché par les classes déshéritées.

Pour protéger l'ordre, les nationalistes, les réactionnaires allemands firent appel à ce qu'ils appelaient les " éléments sains " de l'armée. En fait, ces éléments étaient composés d'officiers de la Reichswehr attachés à la monarchie.
Ces prétendus techniciens militaires soi disant apolitiques étaient loin de se désintéresser de l'évolution politique des gouvernements successifs. Aussi ne manquèrent-ils pas d'insuffler leur idéologie conservatrice et réactionnaire aux " corps francs " qu'ils avaient été chargés de constituer. Ainsi à la révolution de 1918 allait bientôt succéder la contre-révolution.

Sous la tutelle de la République de Weimar, les corps francs financés par les classes privilégiées devaient servir à rétablir l'ordre ancien. Contrairement à la révolution russe, la révolution allemande de 1918 n'avait pas bouleversé de fond en comble les structures fondamentales de l'ancien régime. Grâce au dynamisme d'une poignée d'extrémistes, c'est l'Ordre Nouveau qui succédera au précédent.

Aux yeux d'un grand nombre de citoyens de la nouvelle République, les communistes et même les sociaux démocrates devenaient étranger à la patrie. Fonctionnaires, policiers et magistrats partageaient cette opinion. Dès lors, tous les abus, tous les crimes de la réaction étaient assurés d'impunité et absous d'avance.

La criminalité engendrée par la résurgence de la Sainte-Vehme ne tarda pas à prendre des proportions inquiétantes.
Entre 1919 et 1922, il a été commis 376 crimes politiques en Allemagne dont 354 furent imputés, preuves à l'appui, aux partis de droite. Parmi les victimes les plus notoires de cette " terreur blanche ", il convient de citer les principaux leaders sociaux-démocrates tels que Karl Liebjnecht et Rosa Luxembourg, ainsi que les hommes politiques Pazasche, Garcis et Erzberger qui avait apposé sa signature sur le traité d'armistice. Le Chancelier Rathenau était assassiné en 1922. Tous ces meurtres avaient été commis par des militaires identifiés ayant agi en service commandé de leurs supérieurs hiérarchiques.

" Celui qui trouble la reconstitution de la patrie est l'ennemi de l'Allemagne. En conséquence, le faire disparaître est une œuvre d'assainissement parfaitement juste "

Tel fut le mot d'ordre lancé aux " corps francs " des forces réactionnaires. Le crime politique devint le moyen courant de la lutte sociale. A la " lutte des classes " les conservateurs allemands opposaient la Sainte-Vehme médiévale.

Corps-francs

Ainsi le Nazisme était en train de naître à une époque où Hitler n'était rien encore. Et il ne fera qu'exploiter à son profit une situation préexistante.

Les meurtriers de la Vehme (ceux là même qui plus tard serviront la Gestapo) s'en prenaient d'abord à ceux qui voulaient faire de la République un état moderne à l'image des grandes démocraties occidentales. Puis de fil en aiguille, d'autres crimes furent commis dans un but de provocation, en vue de déclencher la riposte des classes déshéritées et d'intensifier ensuite la terreur contre-révolutionnaire

" Dans l'atmosphère qui régnait alors en Allemagne, écrit E. J. Guimbel (Les Crimes Politiques en Allemagne), un ordre bref, un signe de tête, un froissement de billets de banque, suffisait pour qu'un crime fut commis aussitôt "

D'aucuns avaient cru que la bourgeoisie et la noblesse, indignées par cette criminalité ressurgie des ténèbres de l'histoire exigeraient que l'on pourchassât les assassins et qu'on leur infligeât des châtiments exemplaires.
Mais il n'en fut rien.

Voyons à ce propos le témoignage d'Allemands libéraux : " Toujours et sans cesse les procès (des criminels politiques) nous ont appris le contraire de ce que nous étions en droit d'attendre. A savoir que l'étouffement vaut mieux que la lumière, que l'absolution est préférable au châtiment… "

Telle était déjà au lendemain de la guerre de 1914, la justice allemande, une justice qui préfigurait celle de l'époque hitlérienne. Et en dépit des verdicts scandaleux, la presse républicaine ne cessait de louer la " haute impartialité " des tribunaux. Quelques années plus tard, ces mêmes magistrats prêteront le serment d'allégeance à Adolf Hitler.

Ainsi donc, le terrain du nazisme avait été déblayé dès les premières années d'après guerre. Mais quelle était pendant cette même période l'attitude des Alliés de l'Entente à l'égard de leurs ennemis d'hier ?

Force est de reconnaître que le camp des vainqueurs n'a rien fait au début pour établir avec la République démocratique allemande des rapports normaux. Pourtant une attitude plus compréhensive eut facilité la tâche de ce gouvernement démocratique, tâche dont nous savons à présent à quel point elle était lourde et ingrate.

Tandis qu'au lendemain de la victoire, les Etats-Unis d'Amérique commençaient à se replonger dans leur splendide isolement, la Grande Bretagne pour sa part était surtout préoccupée par le démembrement des dépouilles de l'empire colonial de Guillaume II. Quant au gouvernement français présidé par Raymond Poincaré de 1922 à 1924, il exigea le règlement intégral, par tranches échelonnées, des dommages de guerre prévus par le Traité de Versailles.

Certes il était normal que l'Allemagne, considérée comme responsable de la guerre, s'acquittât de la dette qu'elle avait contractée avec notre pays, en y semant la mort et la dévastation pendant de longues années. Mais l'Allemagne était-elle en mesure de tenir ses engagements ? Rien n'est moins sûr.

A défaut de paiements, le gouvernement français décida en 1923, l'occupation militaire de la Ruhr. Sur le plan légal, le procédé pouvait se justifier, mais sur le plan psychologique, c'était pour les extrémistes de la droite allemande un argument de poids qui sera ensuite largement exploité.

A propos de la politique étrangère consécutive à la première guerre mondiale, l'Union soviétique mérite également d'être mentionnée. Après avoir entretenu en Allemagne, dès 1919, une agitation bolcheviste permanente, les Russes s'évertuèrent à diviser la gauche allemande en favorisant, cela va de soi, les communistes orthodoxes au détriment des sociaux-démocrates de la gauche modérée. En agissant ainsi, les Russes sapaient du même coup les assises déjà bien fragiles d'une République impopulaire et minée de l'intérieur.

Etant donné les explications qui précèdent, on peut comprendre que dans le contexte politico-social retracé, le chemin du pouvoir était largement ouvert à des hommes faisant miroiter des perspectives mirifiques devant des populations sous-alimentées et déroutées.

Pour Adolf Hitler qui portait en lui des forces destructrices que nul ne soupçonnait au début, le chemin du pouvoir sera long.
Il lui faudra attendre une bonne quinzaine d'années à compter du jour de l'armistice pour saisir les leviers de commande de ce troisième Reich qui n'existait encore que dans son esprit. Troisième Reich dont il sera le fondateur, l'amplificateur et le fossoyeur.

Son ultime dessin qui relève de la pathologie sera d'entraîner avec lui dans les ténèbres du néant, pas seulement l'Allemagne et son peuple, mais encore, si on lui laisse le temps, l'Europe toute entière…

Les peuples mécontents de leur sort se tournent facilement vers des agitateurs politiques ou des " hommes providentiels " qui savent les abreuver de promesses tout en leur laissant entrevoir un avenir miraculeux.
Mais l'aboutissement des promesses et des espoirs qu'elles suscitent, on ne le découvre que trop tard.

En cette année 1918, rien ne semblait prédestiner ce caporal d'origine autrichienne servant dans un régiment bavarois, à une carrière prodigieuse. Pourtant cet autodidacte sans relation ni fortune, isolé des sphères politiques, et ne bénéficiant au départ d'aucun appui appréciable, sut néanmoins mettre à profit les circonstances particulières créées en Allemagne au lendemain de la guerre pour s'arroger peu à peu les devants de la scène et pour devenir à la longue aux yeux des patriotes allemands, l'homme " providentiel ".

Les autorités militaires ayant décidé en 1919 de créer dans chaque ville de garnison un cours de pensée civique qui constituerait en quelque sorte l'école politique et le service psychologique de l'armée. Adolf Hitler toujours caserné à Munich y suivit les cours avec application et en sortit Bildungsoffizier (officier instructeur du service psychologique).au début de l'été.

En septembre 1919, le département politique de l'armée le charge de prendre contact avec un parti ouvrier dont les membres étaient suspectés de menées subversives. La bête noire des chefs militaires était alors le communisme militant. Le soir même Hitler se rendit dans la brasserie munichoise où se réunissaient les suspects qui étaient des ouvriers. Pleinement édifié sur le caractère inoffensif de cette organisation il regagnait sa caserne et rédigeait son rapport qu'il remettait le lendemain.

L'affaire ne devait pas en rester là. Quelques jours plus tard il recevait par carte postale une invitation à adhérer au " parti ouvrier ". Il en fut surpris, se demandant s'il devait en rire ou se fâcher, puis après réflexion, se décida à y adhérer. Ce fut pour l'humanité une décision néfaste : la carrière politique d'Adolf Hitler venait de commence…

Sa première tâche consista à réformer de fond en comble l'organisation empirique dont il venait de devenir membre. Après avoir établi en " vingt cinq points " le nouveau programme, il s'employa ensuite à transformer le groupe de travailleur auquel il avait adhéré en " Parti ouvrier allemand national socialiste " qui sera bientôt connu sous le sigle N.S.D.A.P. " Nazional-sozialistische deutsche Arbeiter Partei ". Peu de temps après, de nouvelles adhésions affluèrent.

C'est ainsi qu'au cours des années ayant suivi la défaite, Hitler rassembla autour de lui un groupe d'hommes qui constituera bientôt l'état-major du parti. Des hommes tout aussi dépourvus de scrupules que le " Führer " lui-même, qui partageaient ses opinions patriotiques, nationalistes et raciales, et fermement résolus à aller de l'avant pour s'emparer du pouvoir quels que puissent être les moyens employés.

Drapeau de la République de Weimar

Sources :
« Le national-socialisme - Allemagne 1933-1945 », Hermann Mau et Helmut Krausnick, Casterman, 1962.
« La Gestapo. Atrocités et Secrets de l'Inquisition Nazie », Alain Desroches, Editions de Vecchi, 1972.
« Hitler », François Delpla, Grasset, 1999.

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