La
concentration des troupes soviétiques
Une fois le principe du plan Bagration adopté, l'état-major
soviétique se met à l'oeuvre.
Le déroulement d'une opération si grande, entraînant
plus de 2 millions d'hommes, requiert en effet une préparation
soignée.
Le principal problème des Russes est de parvenir à concentrer
suffisamment de forces pour percer en profondeur le dispositif défensif
allemand, reposant sur trois lignes de défense. Les Soviétiques
tirent les leçons de l'échec allemand à Koursk,
pendant l'été 1943 : ces derniers avaient réussi
par endroit à percer deux lignes de défense avant d'échouer
devant la troisième, faute de réserves employées
sur les flancs pour briser des contre-attaques incessantes de l'Armée
Rouge. Celle-ci prend donc le temps de concentrer suffisamment de forces
à l'arrière du front : unités d'infanterie destinées
à intervenir sur les flancs et unités mobiles (brigades
et régiments de chars, de canons automoteurs) ainsi que d'artillerie
pour réaliser la percée après la rupture du front.
Dans chaque secteur, des concentrations énormes sont mises sur
pied : une division tous les kilomètres et demi, même dans
le second échelon (contre 2,5-3 km en temps normal). Chaque régiment
de fusiliers doit ainsi percer sur un km seulement ! . Cela est bien
peu comparé aux 24 km (minimum) en moyenne que doivent tenir
les divisions allemandes du Heeresgruppe Mitte... . Ainsi, à
chaque bataillon allemand fait face une division de fusiliers à
9 bataillons de 380 hommes, soit en gros 350 Allemands contre 3 250
Soviétiques !
Il faut acheminer sur les lieux de l'offensive 400 000 hommes qui viennent
s'ajouter aux 1,6 millions présents sur place. Certaines unités
parcourt ainsi plus de 2 500 km. Elles sont amenées le plus souvent
par chemin de fer et débarquées sur les arrières
du 1er Front de Biélorussie, au sud des marais de Pripet. Elles
gagnent ensuite à pied des positions plus septentrionales, quasiment
toujours de nuit pour garantir toute discrétion.
Le trafic routier est limité aux heures valables de nuit et aux
jours de mauvais temps. Les transferts commencent le 21 mai avec la
2ème armée de la Garde et la 51ème armée
qui viennent de Crimée. Elles gagnent respectivement Yarstevo
et Gomel avant de rejoindre à pied la ligne de front. La réserve
de la Stavka est ensuite mise à contribution : le 1er Front de
Biélorussie reçoit le 1er corps blindé, le 3ème
Front de Biélorussie, la 11ème armée et le 2ème
corps blindé de la Garde, le 2ème Front de Biélorussie
le 81ème corps de fusiliers. La 28ème armée, le
9ème corps blindé, le 1er corps blindé de la Garde
et le 2ème corps de cavalerie mécanisée sont mis
à la disposition du flanc droit du 1er Front de Biélorussie,
la 8ème armée de la Garde, la 2ème armée
blindée et le 2ème corps de cavalerie de la Garde sur
son flanc gauche. De nombreuses unités indépendantes -blindés,
artillerie, génie, mortiers- sont également affectées
aux différents Fronts. Les armées aériennes, particulièrement
celles en soutien des 1er et 3ème Fronts de Biélorussie,
sont complétées par l'envoi de 11 corps et 5 divisions.
Le transfert le plus délicat est celui de la 5ème armée
blindée de la Garde, déplacée d'Ukraine début
juin 1944. La concentration n'est terminée que le 20 juin : en
tout, 56 divisions de fusiliers, 4 corps de cavalerie, 10 corps blindés,
2 corps mécanisés, 1 brigade et 18 régiments blindés,
31 régiments de canons d'assaut ont été véhiculés.
Une armée de fusiliers nécessite à elle seule 16
trains, un corps d'armée blindé 20 trains, un corps d'armée
mécanisé 33 trains, un corps de cavalerie 57 trains (chevaux
obligent), une brigade blindée 3 trains, un régiment blindé
2 trains, un régiment de canons d'assaut 1 train. En tout donc,
1 433 trains sur 10 semaines soit 21 par jour !
En ajoutant les unités diverses, artillerie et autres, la moyenne
s'élève à 31 trains quotidiens.
Il y a ensuite la question du matériel, des munitions et des
rations. La division de fusiliers soviétique a besoin chaque
jour de 311 t de munitions, 19 t de rations, 15 t de foin pour les chevaux
et 13 t de carburant : 358 t au total. Les divisions de réserve
n'ont droit qu'à 275 t.
Puisqu'il y a 150 divisions impliquées dans les 4 Fronts concernés
par Bagration, il faut 41 250 t par jour ! . Ce qui fait 20 trains par
jour, à raison de 2 000 t transportées par des convois
de 45 wagons.
Un train sur cinq est destiné à la réserve. Les
six semaines précédant l'offensive, 5 718 916 t d'approvisionnements
sont débarquées. 1,2 millions (400 000 de munitions, 300
000 de carburant et 500 000 de rations) constituent le stock nécessaire
pour l'attaque. Les 4,5 millions de t restantes sont destinées
à la poursuite. 2 800 trains sont utilisés soit 65 par
jour en moyenne. Ces chiffres montrent l'ampleur de l'effort accompli
par les Soviétiques : rien n'est laissé au hasard.
Les débuts de Bagration
L'offensive, prévue pour le 15 juin, doit être retardée
d'une semaine pour des raisons logistiques. Même si les Allemands
avaient eu des soupçons, ne serait-ce que par les nombreux sabotages
menés par les partisans à partir du 19, ce report n'aurait
pas joué en leur faveur.
En effet, le commandement refuse toujours de croire au lancement d'une
si vaste opération en Biélorussie, et vient par exemple
d'expédier le II. SS-Panzer-Korps (9. et 10. SS-Panzer-Divisionen
Hohenstaufen et Frundsberg), au repos en Galicie, en Normandie.
Après des reconnaissances en force lancées le 22, pour
repérer les points faibles des défenseurs, Bagration débute
réellement le lendemain par une forte préparation d'artillerie.
Un millier d'appareils de l'aviation à longue portée ont
pilonné les plus grosses concentrations de troupes allemandes
pendant la nuit. Busch n'est même pas à la tête de
son groupe d'armées lors de l'attaque : il est en Allemagne,
en Bavière, auprès d'Hitler...
Les Soviétiques attaquent dans six secteurs et remportent vite
de grands succès dans le nord, contre la 3ème Panzer-Armee,
autour de Vitebsk, et après des échecs initiaux, dans
le sud près de Bobrouisk, contre la 9ème Armee. Dans ce
dernier cas, mal employée, la 20ème Panzer-Division ne
réussit pas à empêcher la percée des corps
blindés soviétiques. Au centre, à Orsha, la 4ème
Armee, dont la 78ème Sturm-Division (certainement une des meilleures
unités d'infanterie allemandes du front russe), tient d'abord
tête même si les divisions de la 11ème armée
de la Garde du général Galitskij mettent le paquet. Qu'on
en juge : chaque force d'assaut avance précédée
de T-34 démineurs appuyés par des chars lourds KV-1 ou
JS-2, eux-mêmes suivis par un bataillon d'assaut du génie
et un régiment de 20 canons automoteurs lourds JSU-152. L'infanterie
arrive ensuite avec une compagnie de chars lance-flammes et 21 canons
automoteurs SU-76 par régiment de fusiliers.
Un tel dispositif n'a rien à envier à celui du 6 juin
sur les plages normandes ! Il est néanmoins stoppé par
les trous d'obus, mines et autres défenses statiques et surtout
par les redoutables armes antichars individuelles, les Panzerfaüste,
maniées par des combattants résolus.
Il faut attendre le 25 pour que les défenses soient submergées,
après que la 1ère division de fusiliers de la Garde a
repéré une faille entre la 78ème Sturm-Division
et la 256ème I.D. Orsha tombe dans la nuit du 26, avec la 78ème
St.-D., détruite par l'infanterie des 31ème armée
et 11ème armée de la Garde.
Le même scénario se répète à Mogilev
le 30 juin, où c'est cette fois la 12. I.D. qui est annihilée
mis à part un Kampfgruppe qui parvient à se retirer. Les
Soviétiques sont eux-mêmes surpris par l'ampleur de leur
réussite. Le front allemand cède en plusieurs endroits.
Le premier désastre a lieu dans le secteur de la 3ème.
Panzer-Armee, autour de la Festerplatz de Vitebsk, dont la défense
se révèle vite impossible.
Le premier jour, la 6ème armée de la Garde et et la 43ème
armée du 1er Front de la Baltique ont enfoncé le IX. Armee-Korps
au nord de la ville.
Au sud, les 39ème et 5ème armées du 3ème
Front de Biélorussie mettent en pièces le VIème
Armee-Korps. Dès le 24, les avant-gardes russes se trouvent à
l'ouest de la ville, laquelle est définitivement encerclée
le lendemain.
Busch se contente de répéter de tenir sur place, après
avoir mollement essayé le 23 d'obtenir de Hitler l'autorisation
de replier le LIIIème Armee-Korps.
La situation continuant de se dégrader, une percée vers
l'ouest est autorisée le 25 mais après quelques kilomètres,
les quatre divisions qui la composent sont anéanties par les
39ème et 43ème armées. 28 000 hommes disparaissent
de l'ordre de bataille allemand (au moins 20 000 morts et 5 000 prisonniers).
Les cinq généraux présents sont tués ou
capturés.
Seules quelques dizaines de soldats allemands échappent à
la capture. Au centre, autour d'Orsha et Mogilev, les unités
de la 4. Armee s'efforcent de se replier en bon ordre. Leur chef, le
général von Tippelskirch, décide en effet de désobéir
à Busch -et par là-même à Hitler.
Il fait croire qu'il défend les Festerplatz d'Orsha et de Moghilev
et ses positions avancées -souvent déjà tombées-
afin de sauver ses troupes.
La progression russe au nord et au sud de son armée condamnent
de toute façon une défense statique. Il s'agit maintenant
de gagner la rive occidentale de la Bérésina (de sinistre
mémoire) en prenant de vitesse les corps mobiles des 2ème
et 3ème fronts de Biélorussie, dont ceux de la 5ème
armée blindée de la Garde qui montent en ligne au matin
du 26 juin.
La dernière grande percée a lieu dans le secteur de la
9. Armee, près de Bobrouisk, une autre Festerplatz, premier objectif
du 1er front de Biélorussie de Rokossovsky.
Malgré les contre-attaques de la 20. Panzer-Division, le 1er
corps blindé de la Garde et le 9ème corps blindé
entament l'encerclement de la ville dès le 26. Le XXXVème
Armee-Korps peut encore s'échapper vers l'ouest mais Busch persiste
dans ses ordres de tenir sur place et le général Jordan,
chef de la 9. Armee, n'est pas homme à désobéir.
Le lendemain, le XXXVème Armee-Korps est cerné par les
Soviétiques qui peuvent lancer vers l'ouest le groupe "cavalerie-mécanisé"
Pliev afin de menacer les arrières de l'aile gauche de la 9ème
Armee et la 2ème. Armee en position au sud-ouest.
Le 27, 40 000 soldats se retrouvent pris au piège dans une poche
de 25 km autour de Bobrouisk et subissent même le feu de canonnières
de la flottille du Dniepr qui progressent sur la Bérésina,
tandis que Jordan est remplacé par Weidling (chef du XLI. Panzer-Korps,
lui aussi encerclé dans cette poche) à la tête de
la 9ème Armee. Les troupes assiégées reçoivent
l'autorisation de percer, couverts par une arrière-garde et,
menés par la 20ème Panzer-Division, franchissent les lignes
russes dans la nuit du 28, laissant 60 % de leurs effectifs sur le terrain.
La garnison de Bobrouisk cède finalement le 29, après
deux jours d'intenses combats de rues. Les vainqueurs ne font guère
de prisonniers, massacrant la plupart des 3 500 blessés allemands
laissés sur place. Les Allemands ont perdu 10 000 prisonniers
à Bobrouisk (notamment parmi la 383ème I.D., sacrifiée
sur place) et 6 000 autres plus 10 000 morts lors des tentatives de
percée (selon les Soviétiques).
Le Heeresgruppe Mitte part en lambeaux
En quelques jours, l'Armée Rouge a déjà remporté
une énorme victoire et le Heeresgruppe Mitte semble incapable
de reconstituer un front. Faute de réserves, les Allemands engagent
tous les moyens disponibles dans des groupes ad hoc tel le Sperrverband
Bergen -groupe d'arrêt Bergen- devant protéger les approches
de Minsk par la route de Bobrouisk avec trois bataillons de sécurité
et un groupe d'artillerie, aucun n'ayant l'expérience du front.
Signalons aussi le Kampfgruppe (groupe de combat) von Gottberg, chargé
de couvrir l'est de Minsk avec quatre ou cinq régiments de police
et trois compagnies de chars obsolètes destinés à
la lutte anti-partisans.
Mais ces improvisations ne pallient pas au manque de troupes expérimentées.
Hitler et le haut-commandement, toujours convaincus que l'offensive
principale reste à venir, consentent cependant à envoyer
la 5ème Panzer-Division le 24 puis la 12. Panzer-Division.
De leur côté, les assaillants démontrent une nouvelle
maîtrise tactique, opérant en groupes interarmes, s'infiltrant
à travers les failles de la défense et envoyant des détachements
avancés s'emparer des points stratégiques, perturber l'arrivée
des rares renforts et, d'une manière générale,
accentuer la confusion dans les rangs allemands. Par exemples, les trois
armées, 39ème, 43ème et 6ème de la Garde,
attaquant Vitebsk, organisent chacun un détachement avancé
avec un bataillon de fusiliers portés par des chars et appuyés
par de l'artillerie motorisée ou automotrice. Ce sont eux qui
referment la poche autour du LIII. Armee-Korps.
En outre, l'aviation soviétique met à profit sa maîtrise
des airs pour assaillir efficacement les colonnes en retraite. Elle
domine complètement la Luftwaffe et opère en formations
massives : le 23 juin, quinze minutes avant l'assaut, l'état-major
de la 78ème Sturm-Division subit l'attaque de 18 Il-2 Stormoviks
et les positions avancées celles de 160 bombardiers Pe-2. La
seule 1ère armée aérienne soutenant le 3ème
front de Biélorussie effectue plus de 2 500 sorties dans les
trois premiers jours de l'offensive contre 65 pour la Luftflotte 6 (selon
les sources soviétiques). Malgré un savoir-faire encore
en deçà des standards occidentaux, les VVS se montrent
particulièrement redoutables, probablement plus que l'aviation
alliée en Normandie.
En effet, la densité de Flak est moindre, en raison de l'étendue
du front, et les troupes allemandes, avec leurs colonnes hippomobiles,
doivent franchir un certain nombre de ponts où leur concentration
rend leur destruction assez aisée. Les Stormoviks n'ont jamais
autant mérité leur surnom de "bouchers" attribué
par les Allemands.
En effet, la retraite de ces derniers est vite générale.
Le premier jour, plusieurs unités ne sont pas attaquées
mais s'aperçoivent qu'elles sont en train d'être encerclées.
Cependant, il n'y a tout d'abord que peu d'inquiétude vis-à-vis
d'une situation déjà connue sur le front de l'est. Maintes
unités pensent former un Kessel -chaudron- itinérant et
se voir tirer d'affaire par les chars en quelques jours. Mais cette
fois, les chars brillent par leur absence et l'Armée Rouge n'est
aucunement disposée à laisser les Allemands organiser
leur décrochage. L'Infanterie Regiment 18, par exemple, de la
6. Infanterie Division du XXXVème Armee-Korps de la 9ème
Armee, plie bagages seulement le 25 et finit anéanti deux jours
plus tard dans les bois à l'est de Bobrouisk. Si la retraite
commence généralement en bon ordre, la puissance de l'assaut
soviétique transforme vite la situation en chaos.
C'est en particulier le cas lors du passage des ponts sur les nombreux
cours d'eau qui jalonnent la route des troupes. La discipline cède
souvent devant le sauve-qui-peut, surtout si l'ennemi est proche. Malgré
les scènes dantesques, les bombardements aériens et les
attaques des partisans, les unités gardent en général
une certaine cohésion. Peu de soldats sont prêts à
se rendre, craignant que les vainqueurs n'exercent des représailles.
Après avoir d'abord minoré l'importance de l'offensive,
Hitler et son état-major commence à prendre conscience
de l'ampleur du désastre.
Succès initiaux, prolongement de Bagration
Le 28 juin, la première phase de l'opération Bagration
est terminée.
L'Armée Rouge a réalisé avec succès trois
encerclements, à Vitebsk, Mogilev et Bobrouisk. Si des poches
de résistance subsistent, les positions du Heeresgruppe Mitte
sont définitivement débordées. Cette situation
stupéfie même les généraux soviétiques,
qui cherchent à exploiter au mieux leur réussite pour
maintenant refermer la tenaille autour de Minsk. La puissance matérielle
des assaillants se révèle décisive. En particulier,
plusieurs types de blindés performants sont utilisés conjointement
en masse pour la première fois et donnent une supériorité
qualitative considérable aux Soviétiques.
D'abord, pas moins de 14 régiments de canons automoteurs lourds
JSU-122 et JSU-152 jouent un rôle crucial dans la réduction
des lignes de défense et des Festerplatz. Ensuite, tous les corps
de blindés utilisent les T-34/85 qui font merveille en particulier
contre la 20. Panzer-Division et ses Panzer III et IV. Enfin, quatre
régiments de chars lourds JS-2 sont engagés. Au final,
les assaillants se situent parfois à plus de 120 km de leurs
points de départ et plusieurs unités mobiles, dont les
deux groupes "cavalerie-mécanisé", se trouvent
en mesure de frapper en profondeur les arrières allemands.
Busch a engagé toutes ses maigres réserves afin de contre-attaquer
et de reconstituer en vain un semblant de front.
Après avoir minoré l'attaque, Hitler réagit et
charge le 28 juin son "pompier" Model de prendre la place
de Busch, limogé, sans pour autant revenir sur son ordre de tenir
sur place (Model est remplacé formellement à la tête
du Heeresgruppe Nordukraine par son adjoint, le Generaloberst Harpe,
chef de la 4. Panzer-Armee). Le Generalfeldmarschall Model, spécialiste
des situations désespérées, trouve ici un cas d'école.
Il doit maintenant réussir là où Busch a échoué.
Le nouveau chef du Heeresgruppe Mitte découvre un panorama catastrophique.
S'il s'efforce de sauver ce qui peut l'être, il lui apparaît
que plusieurs unités sont perdues. Au nord, Vitebsk étant
tombée, les forces de la 3ème Panzer-Armee décrochent
en désordre et un boulevard s'ouvre vers Minsk pour le 3ème
front de Biélorussie. Au centre, la 4ème Armee retraite
en assez bon ordre mais le groupe d'armées n'arrive pas à
rétablir le contact et ignore même sa position exacte.
Au sud-est, la 9ème. Armee s'extraie difficilement du chaudron
de Bobrouisk.
Pour sauver la situation, Model compte sur ses quelques renforts, dont
la 5ème et 12ème Panzer-Divisionen. Le 26, à peine
arrivée à Minsk, la première envoie toutes ses
unités disponibles, dont son groupe de reconnaissance, vers le
nord-est, pour tenir les ponts sur la Bérésina et couvrir
le passage de la 4ème Armee. Quant à la seconde, elle
part vers le sud-est prêter main forte à la 9ème
Armee. Model sait qu'il n'aura pas suffisamment de renforts, en particulier
du fait du débarquement en Normandie, qui immobilise plusieurs
des plus puissantes Panzer-Divisionen. En tout cas, son arrivée
a un effet positif sur le moral des troupes et le journal de guerre
de la 9ème Armee prend acte de sa nomination "avec satisfaction
et confiance".
Parallèlement, les Russes rencontrent quelques difficultés.
D'abord la montée en ligne des unités mobiles se fait
souvent dans la confusion. Le meilleur exemple reste celui de la 5ème
armée blindée de la Garde de Rotmistrov, seule armée
de chars participant à Bagration (elle compte deux corps blindés,
le 29ème et le 3ème de la Garde, équipés
de T-34/85, soit en tout plus de 500 chars et canons automoteurs).
Placée en réserve du 3ème front de Biélorussie,
elle ne peut être engagée comme prévu le 24, en
raison de la résistance allemande à Orsha, mais seulement
le 26. Ensuite, les corps de chars, souvent plus habitués aux
vastes espaces du sud de l'URSS qu'aux forêts et aux marais de
Biélorussie, perdent un temps précieux suite à
la résistance des arrière-gardes allemandes. Cependant,
ces quelques problèmes ne sont rien à côté
de ceux des Allemands.
La défense et la chute de Minsk : le triomphe de Bagration
Dès le 28, les premiers combats opposent autour de Borisov, sur
la Bérésina, la 5ème Panzer-Division à la
5ème armée blindée de la Garde, notamment son 3ème
corps blindé de la Garde équipé de Shermans. Les
hommes de Rotmistrov découvrent un redoutable adversaire, d'autant
que les 125 Panzer IV et Panzer V Panther de l'unité ont été
renforcés par les 19 Tiger I du schwere Panzer-Abteilung 505.
Pour la première fois durant Bagration, les Allemands déploient
des blindés aussi puissants que ceux des Russes. Mais, si la
5ème Panzer-Division et les quelques unités qui lui ont
été allouées défendent efficacement leur
secteur, les assaillants, vite appuyés par de nouvelles troupes
comme la 11ème armée de la Garde, trouvent aisément
des failles et contournent les défenseurs trop peu nombreux.
Le 30 juin, Borisov est d'ailleurs libérée par l'Armée
Rouge et la ligne de la Bérésina débordée.
Plus au sud, la 12ème Panzer-Division doit recueillir la 9ème
Armee tout en protégeant les abords de Minsk, meilleur échappatoire
vers l'ouest. Mais à la différence de sa consoeur, elle
ne dispose que de 44 chars dont 9 Panzer III obsolètes et ne
dispose ni de groupe de reconnaissance, ni de groupe antichar et de
Flak ! . Elle n'est pas en mesure d'arrêter les chars russes.
Le 28, elle permet en tout cas à 15 000 hommes venant de Bobrouisk
d'échapper à l'ennemi et se replie à son tour,
en s'efforçant avec quelques unités de la 9ème
Armee, de ralentir l'avance du 1er front de Biélorussie, précédé
par deux corps blindés !
En outre, l'avancée du général Pliev oblige la
Panzer-Division à contre-attaquer vers l'ouest le 2 juillet,
pour maintenir ouverte les,lignes de communication. En effet, plus au
sud, le groupe "cavalerie-mécanisé" poursuit
sa chevauchée infernale vers l'ouest, dans les marais du Pripet,
sur les arrières des 2 et 9èmes Armee.
Devant l'ampleur du désastre, les Allemands ramènent des
unités en catastrophe. Le Kavallerie-Korps von Harteneck, avec
quelques excellentes troupes, dont la 4ème Panzer-Division, s'avance
à la rencontre des cavaliers et des blindés soviétiques
et les engage dès le 29 juin.
A l'extrémité nord de la percée, le 1er front de
la Baltique progresse vers Vilnius face à une 3ème Panzer-Armee
en pleine retraite pour laquelle aucun renfort n'est disponible. Elle
réussit néanmoins à reculer à peu près
en bon ordre avant que n'arrivent, le 12 juillet, les premiers éléments
de la 6. Panzer-Division.
C'est pourtant dans le secteur de Minsk, vers lequel convergent deux
fronts plus le 2ème front de Biélorussie repoussant la
4ème Armee, que la situation est la plus critique. Si l'armée
ne réussit pas à tenir, l'aviation obtient encore moins
de succès. La Luftwaffe combat en effet à un contre dix.
L'attaque des ponts russes sur la Bérésina par des Fw
190 par exemple se révèle décevante et il faut
faire flèche de tout bois. On ordonne même aux He 177 du
II./KG 1, les seuls bombardiers "stratégiques" du Reich,
de pilonner à basse altitude les colonnes blindées russes
avançant vers Minsk pour des résultats médiocres
et de lourdes pertes. Quant aux parachutages pour la 4ème Armee
espérés par Model, ils se limitent à peu de choses
faute d'appareils.
Même si la 5ème Panzer-Division lutte pied à pied
pour retarder la progression russe, l'étau se referme inexorablement
sur Minsk. Malgré les demandes de Model, Hitler refuse de faire
évacuer la ville avant le soir du 2 juillet. A cette date, le
2ème corps blindé de la Garde, avant-garde de la 11ème
armée de la Garde, a trouvé une brèche entre le
Gruppe Gottberg et la 267 I.D., et le lendemain, à 2h du matin,
la 4ème brigade de chars de la Garde atteint les faubourgs de
la capitale biélorusse. Défendue par à peine 1
800 hommes, Minsk contient pourtant d'importants stocks de ravitaillement.
Model ordonne que leur destruction commence dès le 1er juillet,
mais beaucoup restent intacts. 35 000 blessés, fuyards, et personnels
administratifs se trouvent encore à cette date dans la ville.
Les combats se rapprochent, les derniers trains partant vers l'ouest
sont pris d'assaut. Quand, à l'aube du 3 juillet, le 2ème
corps blindé de la Garde entre dans Minsk, il se heurte à
une résistance décousue. La 5ème Panzer-Division
contourne l'agglomération par le nord, bataille pour protéger
la voie ferrée au nord-est de Minsk contre la 5ème armée
blindée de la Garde, et poursuit sa retraite vers l'ouest, maintenant
talonnée par le groupe "cavalerie-mécanisé"
Oboukhov, du 3ème front de Biélorussie. Elle a perdu 112
de ses 125 blindés dans les derniers combats, dont tous ses Tiger,
mais elle a donné du fil à retordre aux Soviétiques.
Au sud, la 9ème Armee et la 12ème Panzer-Division continuent
également leur repli devant les forces du 1er front de Biélorussie.
La chute de Minsk marque la fin du Heeresgruppe Mitte :
après les dernières redditions et les derniers combats
contre les groupes allemands épars des 4 et 9èmes Armee,
on peut évaluer les pertes à près de 350 000 hommes,
dont 150 000 prisonniers !
Les Russes viennent de refermer le piège sur le gros du Heeresgruppe
Mitte. La chute de Minsk condamne en effet les forces allemandes à
l'est de la ville, essentiellement celles de la 4ème Armee, échappées
à grand peine de Mogilev et d'Orsha et dont certaines n'ont pas
encore franchi la Bérésina !
Von Tippelskirch garde dans un premier temps le contact avec la plupart
de ses troupes, même si la transmission des ordres est laborieuse.
Puis, il déplace son QG à l'ouest de Minsk. L'avance soviétique
et la prise de la ville rendent dès lors son commandement extrêmement
difficile.
Le 4 juillet, les éléments de 7 divisions, parfois encore
correctement équipés, se trouvent dans une large poche,
et non réapprovisionnés en munitions, les lignes allemands
s'étirant vers l'ouest. Les armées du 2ème front
de Biélorussie les cernent maintenant de trois côtés
et celles des 1er et 3ème fronts de Biélorussie leur barrent
la route de Minsk. Le 5, les Allemands essayent par conséquent
de percer à la tombée de la nuit en abandonnant armes
lourdes, véhicules et blessés. Toutes les tentatives échouent
et les groupes importants doivent se fractionner en détachements
plus modestes dans l'espoir d'atteindre les lignes allemandes. Même
les troupes les mieux préparées comme la 267ème
I.D. du général Drescher, qui met sur pied un escadron
de cavalerie grâce aux chevaux de ses artilleurs, sont dispersés.
Le nettoyage s'achève le 11 juillet, avec l'assistance des partisans,
qui guident l'Armée Rouge vers les groupes importants et liquident
eux-mêmes les plus petits. Un des groupes les plus importants,
autour du General Müller (chef du XII. Armee-Korps), se rend le
8 juillet avec 57 000 hommes.
La poursuite de l'offensive vers l'ouest
Malgré la fatigue et le manque de ravitaillement, l'offensive
continue même si elle a d'ores et déjà atteint son
principal objectif, détruire le Heeresgruppe Mitte. Dès
le 28 juin, la prise de Minsk ne faisant plus de doute, la Stavka fixe
de nouveaux objectifs plus à l'ouest, en Pologne ou dans les
Etats baltes : Kaunas, Grodno, Byalistok et Brest-Litovsk. La 5ème
armée blindée de la Garde reçoit l'ordre de pousser
au nord-ouest vers Vilnius.
Dans le même temps, Model essaie de en vain de reconstituer un
front, de Vilnius au nord jusqu'à Baranovichi, dans les marais
du Pripet, au sud. Il manque de troupes, doit combler une brèche
de 70 km entre les Heeresgruppen Mitte et Nord et subit toujours la
pression des assaillants.
Baranovichi est prise dès le 8 par le groupe Pliev. Puis c'est
le tour de Vilnius, déclarée Festerplatz par Hitler.
La 6. Panzer-Division ne sauve qu'une partie de la garnison (3 000 hommes,
12 000 restant dans la place) avant la chute de la ville le 13 juillet.
Au sud, les cavaliers et les chars de Pliev, suivis par pas moins de
3 armées d'infanterie, continuent leur chevauchée destructrice,
quoique ralentis par le Kavallerie-Korps Harteneck et la 2ème
Armee.
Enfin, comme prévu, une violente offensive du 1er front d'Ukraine
de Koniev éclate le 13 devant le Heeresgruppe Nordukraine. Seulement,
si les Allemands anticipent cette fois l'assaut, repliant leurs premières
lignes et déplaçant leurs réserves, les meilleures
unités mobiles manquent car envoyées au secours du Heeresgruppe
Mitte. Les quelques Panzer-Divisionen présentes sont non seulement
trop faibles mais en plus très mal déployées face
à l'assaut principal russe. Le 18 juillet, l'aile gauche du 1er
Front de Biélorussie lance son attaque contre Kovel avec les
47ème, 69ème et 70ème armées, la 1ère
armée polonaise, la 8ème armée de la Garde et la
2ème armée blindée, tandis que la 61ème
armée tient la ligne de front du Pripet. Le 20 juillet, l'Armée
Rouge franchit l'ancienne frontière germano-soviétique
de 1941 en Pologne, le jour même où Hitler échappe
à un attentat fomenté par des officiers allemands. La
2ème armée blindée et la 1ère armée
polonaise atteignent la Vistule le 25 juillet. Les 29 et 31, deux têtes
de pont sont établies au-delà du fleuve au sud de Pulawy
et à Magnusew par la 69ème armée, la 8ème
armée de la Garde et la 1ère armée polonaise. Le
31 juillet, le 1er Front de la Baltique atteint le golfe de Riga et
coupe le Heeresgruppe Nord du reste de l'Allemagne, celui-ci pouvant
cependant être ravitaillé par le port de Riga.
Encore une fois, l'Armée Rouge réussit parfaitement à
déguiser ses intentions. Il en résulte l'encerclement
du XIIIème Armee-Korps dans la poche de Brody, la prise de Lvov
et la retraite allemande sur les Carpathes et la Vistule. Cette nouvelle
défaite ne marque pas la fin des succès soviétiques
qui, pendant l'été, repoussent les Allemands dans les
pays baltes, arrivent aux portes de la Prusse Orientale et détruisent
la 6. Armee en Roumanie.
Cette dernière opération -Jassy-Kichinev- va faire basculer
la Roumanie puis la Bulgarie dans le camp allié et ouvrir tout
le flanc sud à l'avance russe. Par ses conséquences, à
court et moyen terme, Bagration a, comme prévu, chassé
les Allemands d'URSS et balayé leurs positions à l'est.
Bagration : une victoire sans appel
Dire que le Heeresgruppe Mitte a été détruit n'est
pas une exagération. Ses pertes s'élèveraient fin
août à près de 300 000 tués ou disparus -dont
150 000 prisonniers ?-, 44 % des effectifs du 22 juin 1944.
Le 17 juillet, plus de 55 000 soldats capturés sont exhibés
dans Moscou, une façon d'humilier "la race des seigneurs"
qui voulait coloniser la Russie et réduire sa population en esclavage.
Sur les trottoirs se trouve une foule haineuse mais parfois, aussi,
compatissante.
Plusieurs divisions allemandes sont tout simplement rayées de
la carte. Pas moins de 17 généraux sont tués, disparus
ou se sont suicidés, 19 ont été pris. A la date
du 15 juillet, 22 divisions sont considérées "disparues"
et 11, dont la 20. Panzer-Division, très diminuées. La
3ème Panzer-Armee par exemple ne contrôle plus que 2 divisions
et des Kampfgruppen. Les Allemands ne peuvent rétablir un front
cohérent que fin août devant Varsovie ! Cette brillante
victoire a un coût relativement "modeste" pour les Soviétiques
avec 178 500 tués, disparus et prisonniers, soit 8 % des effectifs,
plus 587 308 blessés. Quant au matériel, les dégâts
subis par la 5ème armée blindée de la Garde sont
jugés excessifs, en particulier face à la 5ème.
Panzer-Division. Rotmistrov a déçu, tout comme à
Koursk. Aussi un placard doré l'attend au commandement suprême
des forces blindées.
Une telle victoire ne résulte pas seulement du rapport de forces
mais aussi d'une excellente stratégie soviétique, à
tous les niveaux. On a le sentiment de voir un retournement de la situation
de 1941. Les Allemands, sur l'ordre d'Hitler, se figent dans une défense
statique de Festerplatz qui sont en fait autant de pièges face
à un adversaire plus puissant et plus mobile. L'absence de Panzer-Divisionen
pouvant dégager les garnisons encerclées condamne de toute
façon les Kesseln à brève échéance.
Non seulement le Heeresgruppe Mitte possède peu de réserves,
résultat d'erreurs d'interprétation des plans ennemis,
et de l'ampleur des fronts à défendre, de la Normandie
à l'Ukraine en passant par l'Italie, mais en outre il n'a aucune
position de repli préparée. Etait-il pour autant possible
d'en établir une sur un front de plus de 1 000 km ? En tout cas,
Hitler contribue par son refus de tout recul à aggraver la situation.
Il charge d'ailleurs ses généraux, limogeant les commandants
d'armées. Quant à Model, quoique meilleur tacticien que
Busch, il ne réussit pas à rétablir la situation
avant l'anéantissement du gros de la 4ème Armee -le pouvait-il
? C'est l'éloignement des unités russes de leurs bases
qui les ralentit puis les oblige à s'arrêter, d'autant
que les Allemands effectuent dans leur retraite des destructions puis
amènent des renforts mobiles très efficaces, comme la
5ème Panzer-Division.
Au final, en moins de 15 jours, l'Armée Rouge inflige une défaite
écrasante à son ennemi, la pire de tout le conflit en
une seule offensive.
Le seul exemple des pertes allemandes est significatif : la bataille
de Normandie coûte plus de 210 000 tués, blessés
et prisonniers à comparer au seul total des tués et des
disparus en Biélorussie. Même si, stratégiquement,
le débarquement a joué un rôle crucial dans la victoire
alliée, la guerre s'est d'abord livrée en URSS et y a
été perdue par l'Allemagne.
Sources
NAUD (Philippe), « Opération Bagration : l'Armée
Rouge lamine la Wehrmacht », in Batailles n°4, Paris, Histoire
et Collections, octobre-novembre 2004 (p.32-43).
BORG (Hervé), « Bagration 1944 ; l'élève
dépasse le maître », in Histoire de guerre n°57,
Schiltigheim, Histopresse, avril 2005 (p.24-43).
DE LANNOY (François), Opération Bagration, la ruée
de l'Armée Rouge, Besançon, Heimdal, 2002 (2 tomes).